À Paiporta, la ville en chantier manque de bras

La destruction de milliers d’habitations et de commerces a mis en lumière les tensions dans le secteur du bâtiment. La pénurie d’artisans a entraîné un mouvement de solidarité dans les villes sinistrés. Mais certaines entreprises en profitent, elles, pour augmenter les prix.

Dans la ville de Paiporta, au sud de Valence, perceuses et marteaux résonnent dans les rues toujours marquées par les inondations des 29 et 30 octobre. Tables de ping-pong et planches de bois servent de portes de fortune à des garages dévastés. Il manque encore des cloisons aux devantures de nombreux commerces. 

« Plus personne ne vit ici, ni ici. » Au pied de son garage, Fernando pointe du doigt les maisons de sa rue où les habitants attendent de pouvoir commencer les travaux. « Le problème majeur, c’est la forte demande de maçons », explique ce facteur retraité dont la porte d’entrée a été balayée pendant la catastrophe.

« Chanceux » comme il se décrit, le soir des inondations, il a survécu en passant la nuit dans son logement au premier étage. Le lendemain, en descendant au rez-de-chaussée, Fernando découvre que sa porte d’entrée a été emportée, ainsi que la cloison du garage. Trois mois et demi plus tard, la porte n’a toujours pas été changée et pour entrer dans la maison, il ne reste qu’une possibilité : passer par celle du garage. À l’intérieur, le décor se résume à quelques bouteilles d’eau et à la voiture détruite de Fernando dans laquelle ses chiens ont péri. Un peu plus loin, des dizaines d’outils de chantier ont été laissés par les bénévoles venus nettoyer les maisons et les rues.

Après plusieurs semaines, Fernando (à gauche sur la photo), habitant de Paiporta, ne sait toujours pas quand arrivera sa nouvelle porte d’entrée. © Basile Richard / Reportierra.

Provisoirement, la porte d’une des chambres a été vissée avec des tiges en bois et en métal pour condamner l’entrée. La date à laquelle la nouvelle arrivera ? Fernando l’ignore et, en guise de réponse, il lève les yeux au ciel et hausse les épaules. « Avant, il fallait un mois pour commander une porte sur-mesure, aujourd’hui c’est minimum deux », soupire-t-il d’un air résigné. Il faudra aussi prendre son mal en patience pour les joints de la douche, un peu plus loin dans la cour, et la peinture des murs qui a été emportée par les inondations. Le vieil homme n’est pas seul à attendre des ouvriers. Trente-mille artisans manquent dans la région de Valence pour pouvoir reconstruire, d’après les estimations des entreprises du secteur. 

Pour l’heure, cette rareté de l’offre combinée à la forte demande a amené certaines entreprises à augmenter leurs prix. Une dérive que Fernando a tenté de contourner en faisant établir quatre devis. Au sud de la ville, même méfiance pour Mónica. Face à des prix qu’elle juge « exorbitants », cette bijoutière qui a perdu son commerce, a refusé toutes les propositions des artisans sollicités. Elle a donc dû faire un choix : démarrer seule la reconstruction de sa bijouterie.

Murs nus et fenêtres condamnées : de l’extérieur, rien ne laisse penser qu’il s’agisse d’une bijouterie, excepté l’enseigne « joyeros » [bijoutier en espagnol], comme rescapée au-dessus de la porte d’entrée du magasin. À l’intérieur, la peinture est fraîche. Le compagnon de Mónica et son cousin s’attaquent au carrelage alors qu’elle passe le balai. Ils sont venus sur leur temps de repos pour l’aider. L’un travaille dans une quincaillerie, l’autre dans un magasin de jouets. « Ils sont très pris, la seule qui ne travaille pas ici, c’est moi ! », lance-t-elle dans un rire nerveux.

Les ouvriers étaient « tous pris »

Le soir de l’inondation, elle était chez elle à Torrent, une commune à quelques kilomètres de Paiporta. Le lendemain, sa mère vivant à côté de la bijouterie est venue monter la garde pour éviter les pillages. Quand Mónica l’a rejointe, « c’était comme un film de zombie » dans les rues. Elle a pleuré ce jour-là et, trois mois et demi après, l’émotion ressurgit sur son visage. Rapidement, la tristesse dans ses yeux se mue en colère lorsqu’elle raconte : « Les quatre premiers jours, personne n’est venu aider, ni les pompiers, ni l’armée, ni les politiciens. » Encore aujourd’hui, le sentiment d’abandon par l’État et les collectivités est vif. Pour 160 000 euros de travaux estimés dans sa bijouterie, Mónica n’a encore reçu aucune aide.

Pourtant, une fois les premiers jours passés à nettoyer son commerce, elle a lancé toutes les démarches pour se faire dédommager. « J’étais sous le choc et je devais gérer les dossiers administratifs pour me faire rembourser. » L’inventaire des pertes a été long, entre les vols dont Mónica dit avoir été victime la première nuit et les longues heures passées à chercher les petits bijoux dans la boue échouée devant son commerce. Une fois ce travail accompli et le « choc » passé, elle s’est sentie capable d’affronter l’étape des travaux. Seulement, après deux mois et demi, les ouvriers étaient « tous pris‎».

Face à l’impossibilité de trouver des artisans disponibles, Mónica de la Cruz a décidé de reconstruire seule sa bijouterie. 
© Basile Richard / Reportierra.

Mónica le rappelle avec un grand sourire : dans les semaines qui ont suivi les inondations, des milliers de volontaires de toute l’Espagne sont venus aider pour nettoyer Paiporta. Mais maintenant qu’il faut reconstruire, la commerçante a « besoin de professionnels pour envisager de rouvrir un jour. » Or pour le moment, mis à part les services gratuits d’un électricien et d’un plombier, elle doit se débrouiller seule avec son mari et son cousin.

Des métiers considérés comme « durs et mal payés »

Le constat est sans appel : « On manque de tout : maçons, peintres, électriciens, plombiers » souligne Jose García, responsable de la formation au sein de la Fundación Laboral de la Construcción [Fondation du Travail de la Construction], un organisme à but non lucratif qui forme aux métiers du bâtiment. Cette structure a été créée par plusieurs syndicats et la Confederación Nacional de la Construcción [Confédération Nationale de la Construction], la principale organisation patronale du bâtiment.

Dans l’une des trois antennes de l’organisme à Bétera, une commune à une heure au nord de Valence, Jose décrypte depuis son bureau les origines de ce manque de main d’œuvre. « Avec la crise de 2008, l’effondrement de l’immobilier a fait perdre en attractivité les métiers du bâtiment. » Depuis, pour revitaliser le secteur, la solution est d’attirer les jeunes et les femmes. Une tâche difficile face au rejet récurrent de ces métiers considérés comme « trop durs et mal payés ».

Mais Jose García n’en démord pas. Il veut œuvrer à l’attractivité de son secteur. Sur son écran, s’affichent les quizz du site de la Fondation censés guider ceux qui souhaitent s’orienter vers les métiers qui leur correspondent. « Demain, nous allons à un salon de l’emploi à Lliria, au nord de Valence, pour combattre la méconnaissance du secteur. »

Malgré l’urgence de la situation, « il faut plusieurs centaines d’heures » pour former un ouvrier rappelle Jose García. 
© Basile Richard / Reportierra.

En réaction aux inondations, la Fondation a aussi prêté main forte en proposant davantage de formations courtes d’une vingtaine d’heures pour sensibiliser à la sécurité des ouvriers dans les zones à risques. Mais « former un maçon prend du temps, ça ne peut pas se faire en quelques heures », rappelle Jose García. Or l’urgence de la situation nécessite des travaux dès à présent chez les sinistrés.

Toni, un électricien « débordé »

Dans les rues de Paiporta, pour pallier la pénurie, on compte sur un élan de « solidarité ». Ce mot est sur toutes les lèvres. Au sud de la ville, devant une épicerie détruite, stationne une camionnette de l’entreprise Creasshop. À l’intérieur, cinq ouvriers s’activent pour redonner forme aux rayons. L’entreprise fabrique normalement les étals des magasins de stations-services, mais « on connaissait le propriétaire, et on lui a rendu un petit service », raconte l’un des ouvriers.

Un peu plus loin au nord de la ville, le réseau d’entraide se concrétise au pied de la devanture de l’électricien TDT Instalaciones eléctricas y climatización. Entre deux sonneries de téléphone, le propriétaire Toni del Toro explique avoir réparé surtout « chez des connaissances qui l’ont appelé ».

Face aux nombreuses commandes, l’électricien Toni del Toro assume être « débordé ». © Basile Richard / Reportierra.

Être solidaire, c’est la mission que s’est donné ce professionnel connu dans le coin. Lui-même rescapé des inondations, Toni del Toro n’a pas arrêté de « faire tout ce qu[’il] pouvai[t] » pour réinstaller les prises et les tableaux électriques. Le rythme de sa voix s’accélère quand il raconte ces vagues « qui ressemblaient à un tsunami », et les quatre heures passées la tête mouillée et les pieds sur le comptoir d’une banque à essayer de survivre.

Aujourd’hui, ce dirigeant d’une petite entreprise de trois employés ne cache pas « être débordé » et avoir du mal à répondre à toutes les demandes. « Entre les gens qui vous appellent pour des interventions et les documents à remplir pour se faire rembourser et obtenir les aides, c’est très compliqué. » S’ajoute à cela la destruction par les inondations de tout son matériel, notamment son fourgon. N’ayant toujours pas reçu l’argent des assurances ni des aides de l’État, il doit se satisfaire d’une camionnette louée. Un véhicule qui n’a pas fini d’arpenter les rues encore en travaux de Paiporta.