Dans la région de Valence, où 70 % de la production nationale d’oranges est réalisée, la majorité des vergers ont été affectés. Les producteurs d’agrumes s’interrogent : et s’ils en profitaient pour travailler autrement ?
Les fruits pourris se mêlent aux débris qui jonchent le sol de ce qu’il reste de la parcelle d’orangers d’Ismael Navarro. Déracinés, des dizaines d’arbres fruitiers gisent à terre, ensevelis sous des monceaux de boue séchée. D’autres peinent à rester droit et finiront par mourir, leur tronc commence à moisir à cause de l’humidité. Mains sur les hanches, ce père de famille, délégué syndical de la AVA (association agricole valencienne), observe le ravin en contrebas de son champ. C’est d’ici qu’a débordé le fleuve Magro, lorsque se sont abattues les pluies diluviennes du 29 octobre. « Entre 15h et 20h, 365 litres d’eau ont inondé ma parcelle », raconte-t-il. « L’eau est montée jusqu’à 3 mètres à certains endroits ».
À 30 kilomètres de Valence, le village d’Algemesí est l’un des plus touchés par la Dana, nom donné aux inondations meurtrières qui ont touché la région de Valence le 29 octobre 2024. Située au cœur de la Horta Sud – l’arrière-pays valencien où se trouvent la plupart des exploitations d’agrumes de la région – la commune est bordée par de nombreuses cultures d’orangers. Premier pays exportateur d’oranges en Europe, l’Espagne concentre les trois quarts de cette production dans la région de Valence, où 30% des parcelles ont été touchées par la Dana. Un record historique.
Les traits tirés, Ismael enjambe la clôture défoncée qui protégeait autrefois les 120 arbres de sa parcelle. Ce chemin, dans cette terre aux airs apocalyptiques, il l’a déjà fait plusieurs fois. « À chaque fois, c’est un déchirement », lâche-t-il. « Ces terres appartenaient à mes arrières-grands-parents. Je suis la quatrième génération de ma famille. Et peut-être la dernière ». Sa voix se brise, ses yeux deviennent humides en évoquant le travail de toute une vie.
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« Arrachez-tout, je ne veux plus rien savoir »
Comme beaucoup de quadragénaires ayant hérité des terres de leurs parents, Ismael ne vit pas des ventes de ses oranges. « À 20 centimes le kilo vendu, seules les grandes entreprises peuvent s’en sortir ». Informaticien la semaine, il vient les weekends s’occuper de ses parcelles. Par habitude, il saisit l’une des branches encore dressées d’un arbre esseulé, y cueille la seule orange qui y pend. Les branches inférieures sont recouvertes de sacs poubelles et de déchets en tout genre. Une chaussette s’est échouée à son tronc, étranglée par les câbles d’irrigation en bataille.
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« Il faut s’imaginer, le 29 octobre, on était sur le point de récolter les oranges », soupire-t-il. Une année de travail disparue en quelques heures, emportée par les eaux. Les épaules voûtées, il chasse du pied des fruits couverts de boue. « Si TRACSA (NDLR : l’entreprise publique chargée du déblayage des parcelles agricoles) m’appelle, je leur dirai : « Arrachez tout, je ne veux plus rien savoir ». Pour Ismael, qui récoltait ici 150 kilos d’oranges par arbre chaque année, la décision d’abandonner cette parcelle s’impose d’elle-même. « Il faut trois à cinq ans pour faire pousser un nouvel arbre, et à minima huit ans pour qu’il devienne rentable ».
Sur les six hectares d’orangers qu’il possède, l’arboriculteur espère plutôt sauver sa plus grande parcelle de trois hectares et demi. Située à quelques kilomètres de celle qu’il pense abandonner, celle-ci a été davantage épargnée par la crue. Son entrée est délimitée par une ancienne maison bleue et blanche, habitée par sa famille jusqu’en 1960. La plupart des arbres, plantés il y a quarante ans par son père, sont encore debout. En voyant des dizaines de fruits tombés à terre, Ismael s’exclame : « Mon Dieu ! Je suis venu ici il y a une semaine et rien n’était tombé. C’est si rapide ».
8 centimes le kilo d’oranges
S’enfonçant sous les branches d’un arbre, il attrape une orange et la palpe. « Ici, la peau est molle alors qu’elle est censée être très dure. C’est à cause de l’humidité qui s’infiltre, les fait pourrir plus vite puis tomber. » Impuissant, il ne peut que constater les dégâts. Toutes ces oranges qui gisent au sol sont irrécupérables. Et celles encore suspendues aux arbres ne pourront pas être vendues : « Comme leur peau a été abîmée par la Dana, les commerçants n’en veulent pas car le client demande un fruit parfait », souffle-t-il. De ces oranges qui valent plus de cinq euros le kilo en France, il n’a plus comme option que de les vendre à l’industrie du jus… À 8 centimes le kilo.
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Quatre mois après les inondations, Ismael n’a touché que 5 000 euros d’aide. Une somme bien loin de couvrir les dépenses nécessaires à la remise en état de son exploitation : rien que pour réparer sa pompe à eau souterraine, il doit débourser 100 000 euros. « Et je suis obligé d’attendre que TRACSA vienne le faire elle-même, car si j’avance les frais, l’État ne me remboursera pas ».
Mais face au délai d’intervention donné par TRACSA – entre six mois et un an et demi – certains ont décidé de payer le nettoyage et les réparations de leur propre poche : l’arrosage doit reprendre d’ici le printemps, sans quoi la prochaine récolte sera aussi perdue. L’air ailleurs, les yeux d’Ismael se posent sur son tuyau d’irrigation, rompu en deux par les inondations. « Si on me disait qu’on ne peut pas m’aider du tout, je crois que l’agriculture, ça serait terminé pour moi, confesse-t-il. J’ai besoin d’aide ».
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À la lisière de la parcelle d’Ismaël se trouve la ferme Sinyent, créée en 2011 par la AVA, dans l’écrin fertile de la Horta Sud. À la droite d’un petit pont bordé par des champs d’orangers se dresse une grande bâtisse aux couleurs pastels, cernée par 30 hectares de plantations diverses. C’est ici que, depuis dix ans, des ingénieurs en agronomie travaillent sur des méthodes d’agriculture plus durables et adaptées aux conditions climatiques.
Replanter en s’adaptant au changement climatique
Accompagné des pépiements d’oiseaux, porté par le bruissement du vent entre les palmiers, Carlos Montesinos, responsable département de la recherche et des innovations, inspecte des dizaines de parcelles d’orangers bien ordonnées. « Ici, nous étudions toutes les différentes variétés d’oranges et la façon dont elles s’adaptent au climat », explique le jeune homme de 29 ans, vêtu d’un pull en laine dont il laisse dépasser le col de sa chemise. D’un geste, il désigne une rangée d’arbres où différentes variétés d’oranges sont mises en condition de stress hydrique, pour voir lesquelles résistent le mieux à la sécheresse.
Dans les allées, malgré le nettoyage, les stigmates de la Dana sont encore bien visibles. La boue amenée par les inondations a séché et les crevasses lézardent le sol. « Les racines ont besoin d’oxygène, cette croûte empêche le sol de respirer. C’est comme si nous nous couvrions le nez et que l’on devait respirer ainsi tout le temps », démontre Carlos, les mains dans la terre. Plus loin, il saisit une branche d’où se forment des bourgeons précoces. « Cet arbre est en situation de stress. Il détecte qu’il est en difficulté alors il génère de nouvelles pousses pour essayer de survivre ».
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Même si le passage des pluies torrentielles a ralenti leurs expérimentations, Carlos et son équipe continuent de chercher les oranges de demain. « Le travail sur le changement climatique est encore récent, mais essentiel si nous voulons préserver notre production dans le temps ».
« J’ai tout quitté pour aider mon père »
À une cinquantaine de kilomètres au nord d’Algemesí, dans la province de Chivá, se niche la maison de Jaume Bartual, entourée de dix hectares de plantations d’orangers. Le 29 octobre, réfugié au dernier étage de sa bâtisse, il a vu le torrent d’eau plier ses arbres, arracher ses tuyaux d’irrigation et déplacer les chemins de terre. L’homme de 57 ans, qui a toujours vécu de ses orangers, s’est retrouvé seul, démuni face à l’ampleur des dégâts.
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« Quand j’ai vu le désespoir de mon père, j’ai décidé de tout quitter pour aller l’aider », explique Rubén, 28 ans, qui travaillait jusque-là dans une entreprise de transport. « La Dana, c’est un déclic qui m’a fait revenir travailler dans l’exploitation familiale ». Chaussé de bottes de pluie et d’un ciré rouge, il s’enfonce dans les allées d’orangers, suivi par son père, en retrait.
Lorsque Rubén découvre que 70% de la récolte est perdue à cause des inondations, il se lance dans un projet qu’il n’avait jamais osé mener jusqu’ici : créer un site de vente directe en ligne. « Les routes étaient inaccessibles, nous savions que les coopératives ne viendraient pas chercher les fruits épargnés par les inondations », explique-t-il. Pour éviter de perdre la récolte restante et pour que son père n’ait pas à abandonner ses terres, il s’active pour trouver ses premiers clients.
Réinventer un système à bout de souffle
Au-delà de vouloir sauver sa production, Rubén est conscient que les canaux de vente actuels ne sont plus viables. « C’est un secteur qu’il faut réinventer, pour le rendre durable et pour vivre dans de meilleures conditions », affirme le jeune valencien. Sur le chemin du retour, une orange à la main, il se dit « prêt à se battre ». « Nous avons l’un des meilleurs produits du monde. Il faut que la relève des générations continue ce travail, en se le réappropriant ».
Son air réservé s’efface, un sourire éclaire son visage lorsqu’il se souvient des premières cagettes expédiées, début janvier. « Les ventes étaient faibles au début, mais petit à petit, on se fait connaître. On se développe dans toute l’Espagne et nous visons l’Europe d’ici un an ». À ses côtés, impassible, son père examine les oranges prêtes à être cueillies pour expédier 70 cagettes commandées par un restaurateur madrilène.