Benimaclet, l’îlot vert qui ne voulait pas se laisser grignoter

Un plan d’urbanisme menace les terres agricoles et les jardins partagés de cette zone du nord-est de Valence. Occupant les lieux depuis près de quinze ans, un groupe de militants espère toujours pouvoir s’opposer aux promoteurs.

Chido malaxe en souriant les boulettes de sucre glace et de poudre d’amandes qui deviendront bientôt, une fois décorées, des mocadoràs – ces gâteaux typiques dont l’aspect doit faire penser aux fruits et légumes de la Horta valencienne, cette plaine agricole qui encercle la troisième plus grande ville d’Espagne.

Pour laisser imaginer à celui qui les mangera qu’il tient entre ses mains de véritables fraises ou cerises, Chido est d’abord allé se fournir en brins d’herbe et petites tiges dans le jardin du Centre Social Occupé Anarchiste (Centre Social Okupat i Anarquista l’Horta – CSOA) de Benimaclet, un quartier du nord de Valence. Jo, un jeune riverain, a accompagné le pâtissier dans sa besogne.

En sortant de l’authentique ferme qui fait office d’accueil du Centre, il avise, veste de survêtement bleue sur les épaules et piercing en travers du nez, un chien courant sous une tonnelle. « Je le connais, celui-ci, s’exclame-t-il, il restait avec moi quand je suivais les cours de sport sur tatami, avec les autres, l’année dernière. »

Il est 18 heures en ce mercredi de début février et une petite foule afflue au Centre. Certains réparent leur vélo à l’aide des pièces laissées à disposition dans le garage partagé ; d’autres s’échauffent en vue de leur cours de danse valencienne. Leur musique se confond avec celle du groupe de fitness qui les jouxte sur le parvis. Des cordes à sauter claquent le sol et la sueur se répand. Les sportifs s’encouragent mutuellement.

Au CSOA de Benimaclet, les activités sont aussi diverses que la population qui le fréquente. « C’est un mélange de plusieurs provenances et origines sociales, constate Vicent, des lunettes de soleil posées sur un visage jovial. Il y a des jeunes car la fac n’est pas loin, des familles qui vivent dans les tours, des anciens du quartier. » L’homme, une petite soixantaine, a participé à la création de ce lieu hybride, il y a treize ans. « L’occupation a commencé en 2012, dans la continuité du Mouvement du 15 mai. On cherchait un espace à dynamiser, qui pourrait aider les gens du quartier à s’insérer socialement. »

Sur le parvis du CSOA, devant le garage partagé, deux personnes s’entraident pour réparer un vélo. © Elena Vedere / Reportierra.

Occupation politique

Aussi appelée « Mouvement des Indignés », cette série de manifestations nées sur la place madrilène de la Puerta del Sol en 2011 a traversé plus d’une centaine de villes espagnoles. Elle reste comme la plus grande contestation populaire en Espagne depuis la chute du dictateur Franco, en 1975. Dans la lignée de la crise financière de 2008, ses participants réclamaient un partage plus équitable des richesses, un enrayement de la corruption et la réforme du bipartisme politique traditionnel – incarné par le Parti populaire (PP, droite) et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, centre-gauche).

Dans le quartier valencien de Benimaclet, ces revendications se sont traduites par l’occupation d’un terrain vague, coincé entre le périphérique et des immeubles d’habitation. Les hautes tours, marrons, semblent presque tomber sur les jardins partagés du CSOA tant elles lui sont proches. Et bien qu’on observe de la verdure à foison sur plusieurs centaines de mètres à la ronde, une oreille attentive décèle sans mal le ronronnement des voitures, par-delà sa clôture.

Après le début de la mobilisation, un généreux propriétaire a fait don du bâtiment principal du centre aux collectifs qui le gèrent désormais. Mais les espaces agricoles environnants restent, eux, des points de conflit. « Il faut se préparer à ce que cet endroit soit démantelé, regrette Ana, une part de paella végétarienne à la main. Pour le moment, les propriétaires [des terrains] ne sont pas d’accord pour vendre au même prix. Ça nous arrange. »

Sur la façade du bâtiment principal du Centre Social Occupé Anarchiste, des affiches s’opposant au plan d’urbanisme de Benimaclet. © Elena Vedere / Reportierra.

Plusieurs bâtiments, dans ce périmètre du nord de Valence, se trouvent dans des situations similaires à celles du CSOA. C’est le cas de La Figona, une ancienne ferme située de l’autre côté de la barrière du Centre. Le 4 février, après deux tentatives infructueuses les semaines précédentes, treize unités anti-émeutes de la police espagnole ont délogé la douzaine de personnes en situation précaire qui y résidaient. Puis, vers 9 heures selon le récit des occupants de Benimaclet, un représentant légal de Metrovacesa est arrivé sur le site. Ce promoteur avait déjà tenté d’expulser les habitants de La Figona en 2021, mais il avait échoué à prouver ses droits sur la propriété.

Un plan d’urbanisation contesté

Metrovacesa est bien connue de la population de Benimaclet, en tant que groupe immobilier chargé du Programme d’Action Intégré (PAI – Programa de Actuación Integrada, en espagnol). Ce plan d’urbanisme découle de l’actualisation du Plan Général de Développement Urbain (PGOU – Plan General de Ordenación Urbana) de 1983, qui avait édicté à l’époque les critères de construction au sein de la communauté Valencienne. L’idée était de délimiter des zones constructibles afin de pallier le manque de logements dans la région. « On établit d’abord un plan général pour toute la ville, puis on développe des outils urbanistiques plus concrets, explique Juan Antonio Hernández, architecte au sein de l’Institut méditerranéen pour le développement durable (Imedes, une entreprise de conseil en matière environnementale) et membre du collectif Cuidem Benimaclet, opposé à ce projet urbanistique. Depuis 1992, différents promoteurs immobiliers ont donc voulu construire. »

Des slogans de lutte contre le PAI sont dessinés sur l’un des bâtiments du CSOA. © Elena Vedere / Reportierra.

Or, plusieurs événements ont entravé, depuis les années 1990, la réalisation du PAI. Les premières constructions n’ont pu commencer qu’en 2006, en raison de conflits entre propriétaires. La crise de 2008 a ensuite signé leur arrêt temporaire. Auparavant, le nombre d’habitations avait augmenté dans la région de manière exponentielle, passant de 6,3 logements pour 1 000 habitants en 1996 à 25,6 en 2006. Un boom de la construction dont ses critiques estiment qu’elle excédait les besoins réels de logement de la population.

La végétation luxuriante du CSOA. © Elena Vedere / Reportierra.

Le conflit des valeurs et des visions se perçoit depuis le CSOA. Au loin, on aperçoit un grand bâtiment blanc à l’allure de paquebot défraîchi. Édifié dans les années 1990, l’Espai Verd incarne l’utopie du tout-construction valencien. La présence de cet immeuble contraste avec le caractère luxuriant des jardins depuis lesquels il est observé. Mais elle s’accorde avec les hautes constructions disgracieuses qui prolongent vers le périphérique le vieux Benimaclet, quartier majoritairement composé d’habitations à un ou deux étages, de restaurants typiques ou d’une église néo-romantique.

L’Espai Verd s’élève derrière les jardins partagés du Centre. © Elena Vedere / Reportierra.

C’est pourtant en avançant l’argument de la crise du logement que Metrovacesa cherche à légitimer son projet. Le promoteur rachète en 2017 une partie des terrains constructibles. « Cet acteur devient ainsi agent d’urbanisation », précise Juan Antonio Hernández. En tant que propriétaire, il devient possible à Metrovacesa de soumettre des projets à la municipalité, qui peut les approuver ou non.

Le nouveau plan d’urbanisme s’étend ainsi sur 1 217 827 mètres carrés et prévoit la construction de 1 300 logements à Benimaclet. Il est porté par l’architecte José María Ezquiaga, lauréat du concours lancé par le précédent gouvernement socialiste de la ville, qui cherchait à nuancer les propositions du promoteur. Le projet promet de doubler les espaces verts prévus dans le plan initial et de créer davantage d’installations sportives et culturelles. « Ce document est issu d’une tentative de consensus entre le quartier et le premier projet, qui a été réalisé par Metrovacesa », précise l’architecte. Mais il ne réduit pas la zone dite « urbanisable » – où se situe le CSOA.

Le bâtiment principal du CSOA recèle entre autres une bibliothèque, une cuisine, une salle dans laquelle se produisent les groupes de musique et un placard où peuvent se fournir en vêtements les plus démunis. © Elena Vedere / Reportierra.

Lutter en éduquant

Si le gouvernement régional (qui doit désormais évaluer son impact environnemental) approuve le Plan, des immeubles pourront être érigés sur les terres arables du CSOA. « Ici, on fait de l’auto production », revendique Vicent, en zigzagant entre les sillons de fruits et légumes. D’après lui, 200 familles environ se nourrissent grâce aux différentes espèces – salades, oranges, tomates – qu’elles récoltent.

Chido, à gauche, et Vicent, à droite, à côté d’un de leurs arbres favoris. © Elena Vedere / Reportierra.

« Oh non, mes petits brocolis ! », s’exclame Zoe, qui vient de commencer à cultiver une parcelle de terre lorsqu’elle apprend, à l’occasion de la « Kafeta d’Hivern » (la fête d’hiver du CSOA), que ses plantations sont menacées. L’événement est ouvert à tous. Une centaine de personnes s’agitent sous le soleil en ce samedi de février autour d’un concert de rock, de jeux populaires et d’un repas collectif. Les enfants filent en bande sur des vélos à roulettes pendant que les plus âgés discutent à l’ombre.

Ce moment vise à tisser des liens et à sensibiliser politiquement aux valeurs chères au CSOA. À la fin de la journée, un documentaire, Llavors [« Graine », en valencien], réalisé par La Cosecha Comunićaciones – une association qui dit utiliser la communication comme outil de « transformation sociale » –, est projeté dans une salle comble. Il y est question des expropriations menées par des promoteurs immobiliers dans le cadre du PAI.

À la fin de la séance, le public peine pourtant encore à comprendre comment ces actions sont justifiées légalement. « Une réglementation qui date des années 1970 – une époque où l’urbanisme expansionniste était compris comme un bénéfice pour la société –, détermine que si quelqu’un possède plus de 50 % d’un sol, il peut, au nom de l’intérêt général, exproprier la personne qui possède le reste du terrain en question, s’insurge Juan Antonio Hernández. En le payant une misère. »

C’est finalement Marina, une des protagonistes du documentaire, qui entreprend de résumer, sur scène, la visée des projets urbanistiques qui grignotent la Horta valencienne depuis des années : « Ces expropriations, c’est la destruction d’un peuple. »

Vue depuis l’intérieur du bâtiment principal du Centre. © Elena Vedere / Reportierra.