« C’est la foi qui nous sauve »

Certains sinistrés puisent dans la religion la force de continuer. Distribution de nourriture, soutien psychologique et spirituel, les communautés catholiques et musulmanes sont particulièrement actives.

« Oh Seigneur, ne nous laisse pas tomber. » Paupières closes, doigts entremêlés, genoux ancrés au sol, quelques fidèles se laissent bercer par le murmure fervent de leurs prières. En ce matin de février 2025, au sein de l’église San Ramón Nonato de Paiporta, les cicatrices de la catastrophe persistent, mais la foi semble demeurer, inébranlable. 

Les 29 et 30 octobre 2024 resteront gravés dans la mémoire collective de Paiporta. Une vague déchaînée d’eau, de boue et de débris s’est abattue sur la ville de 25 000 habitants, emportant tout sur son passage et causant la mort d’une soixantaine de personnes, soit près d’un tiers des victimes dans la région de Valence. En quelques heures, l’eau a changé les rues en une rivière tumultueuse. Ce jour-là, parmi les nombreux bâtiments touchés, l’église San Ramón Nonato voit ses fondations menacées. L’eau s’infiltre dans le sous-sol, mais grâce aux imposantes portes en bois de l’église, son bâtiment principal en est préservé. Malgré le danger, le père Salvador Romero maintient la messe de 18 heures et ouvre les portes à six personnes piégées par les flots, dont María G., qui a tout perdu, maison et mari. « Le père Romero nous a donné la force de tenir bon alors que l’eau détruisait absolument tout sur son passage », indique-t-elle, en ajustant son foulard vert autour de son cou, frêle. Aujourd’hui, María vit chez sa sœur cadette à Valence, gardant en mémoire l’élan de solidarité qui l’a sauvée. 

Le réconfort de la spiritualité

Cent jours après la catastrophe, les lieux de culte restent des foyers d’entraide. Répondant à l’appel de l’archevêque de Valence, Enrique Benavent, les paroisses ont ouvert leurs portes, prêté leurs locaux et organisé la distribution de vivres, de mobiliers et de chargeurs mobiles. L’archidiocèse de Valence, l’un des plus vastes d’Espagne avec plus de 650 paroisses et près de deux millions de fidèles, joue un rôle central dans cet élan de solidarité. « Nous nous sommes tout de suite mis à la disposition des municipalités pour offrir nos locaux », indique l’un de ses représentants. Une mobilisation à l’image d’un pays où l’ancrage catholique reste fort : près de 55 % des Espagnols se déclarent catholiques, même si la pratique régulière a fortement chuté ces dernières décennies. Un chiffre qui contraste avec la France, où seuls 29 % des habitants s’identifient comme catholiques, selon une dernière étude de l’Insee parue en mars 2023.

A Sant Jordi Màrtir, l’église principale de Paiporta, en février 2025. © Lamis Djemil / Reportierra.

Nora Y., dont l’appartement au rez-de-chaussée a été ravagé, témoigne les yeux humides, mains sur la poitrine : « Je ne pense pas que ce soit Dieu qui nous a envoyé cette catastrophe, mais la solidarité qui en est née, oui. » Grâce au père Romero et à la mosquée où elle a également trouvé de l’aide, la quinquagénaire retrouve peu à peu un semblant de stabilité. 

Nora Y. (à gauche) et sa fille (à droite) dans leur appartement de Paiporta. © Lamis Djemil / Reportierra.

Le soleil de l’après-midi darde ses rayons sur Paiporta, allongeant les ombres sur les façades encore marquées par la montée des eaux, jusqu’à trois mètres parfois. À quelques rues de l’église, devant la mosquée Al-Noor, un groupe de fidèles attend en silence. Le vent agite les palmiers, un crissement de sandale résonne sur les pavés, les regards fixent la porte blanche, encore close. L’odeur de peinture fraîche tente d’effacer celle, plus persistante, de l’humidité qui s’est incrustée dans les murs. Une silhouette approche : l’imam Kamal Lamrini, qamis beige et trousseau de clés en main. Un sourire discret éclaire son visage qui semble fatigué. La porte s’ouvre enfin, et les fidèles entrent, pieds nus sur des tapis bleus et gris, pas encore tous déroulés.

La mosquée de Paiporta est la plus touchée de la région de Valence. Loin des minarets majestueux de Cordoue et des vestiges andalous qui parsèment la péninsule, l’Islam à Valence se vit à l’échelle discrète des lieux de prière de quartier, des associations solidaires et des liens tissés dans la quotidienneté. L’Espagne, dont l’histoire fut un temps liée à l’islam, compte aujourd’hui plus de deux millions de fidèles, dont près de 100 000 dans la communauté valencienne. Ici, les mosquées sont souvent plus modestes, installées dans d’anciens garages ou d’anciennes boutiques, à l’image de la mosquée Al-Noor. Dans l’adversité, ces lieux de culte prennent une autre dimension. Après les inondations, c’est à la mosquée que se sont organisées les collectes de vivres, l’hébergement de sinistrés, la distribution de vêtements secs. 

Dans une Espagne où l’intime se vit souvent en silence face aux tragédies, beaucoup disent avoir trouvé réconfort dans la spiritualité. C’est le cas de Nora, qui trouve toute l’aide dont elle a besoin dans les instances religieuses. « Côté pouvoirs publics, c’est vraiment zéro ! », s’agace-t-elle, résumant le sentiment d’abandon partagé par ses voisins. Cette carence institutionnelle a, selon elle, renforcé le rôle des structures religieuses comme piliers de la résilience communautaire. 

Une solidarité interconfessionnelle exemplaire

Dans cette ville durement frappée, l’entraide ne s’est pas arrêtée aux portes des mosquées ou des églises. Très vite, une solidarité s’est organisée bien au-delà des appartenances confessionnelles. La communauté sikhe de Valence s’est mobilisée pour venir en aide à tous les sinistrés. Fondé il y a cinq siècles dans le Pendjab, le sikhisme est aujourd’hui la cinquième plus grande religion au monde, avec environ 25 à 30 millions d’adeptes. En Espagne, près de 26 000 Sikhs vivent principalement à Barcelone, Valence, Madrid, Alicante et Bilbao. 

Murtpal Singh, membre de la communauté sikhe, à son arrivée à Paiporta, début février, pour participer aux efforts de nettoyage et reconstruction. © Lamis Djemil / Reportierra.

Murtpal Singh et Kuldeep Singh, membres actifs de la communauté, parcourent quotidiennement les rues de la ville et de Catarroja pour aider au nettoyage des habitations. « Partout où on nous appelle, nous allons et nous aidons. D’autres membres de notre communauté travaillent aussi. Où qu’on nous dise d’aller, nous y allons pour aider », explique Murtpal Singh, turban bleu enroulé sur la tête, en descendant deux par deux les marches du car qui vient de les déposer à l’entrée de la ville. Leur engagement s’inscrit dans une tradition religieuse profondément ancrée. Le concept de seva, le service désintéressé, est au cœur de la foi sikhe. « Servir les autres est un devoir dans notre religion », rappelle Kuldeep Singh. La communauté s’était déjà illustrée par son aide spontanée lors des attentats de Barcelone en 2017. 

Cette tragédie a aussi ravivé des quêtes personnelles de foi. Pedro, 58 ans, autrefois « catholique non pratiquant », a retrouvé le chemin de l’église après avoir vu son commerce s’écrouler devant ses yeux, impuissant. Debout devant les portes de Sant Jordi Màrtir, l’église principale miraculeusement épargnée, dans ses vêtements pleins de peinture blanche, il confie d’une voix basse et calme : « Voir toutes ces communautés religieuses unir leurs forces m’a redonné foi en l’humanité et en ma propre spiritualité. » 

L’absence de l’État, le refuge de la foi

Aujourd’hui, alors que la reconstruction progresse lentement, l’esprit de solidarité perdure. Les églises, mosquées et temples continuent d’œuvrer main dans la main, au-delà de Paiporta. Des collectes de fonds sont organisées, des repas communautaires partagés, et des séances de soutien psychologique proposées.

« Quand tu vois que les églises brillent quelques semaines après… et que la mosquée également. Tu ne peux que constater que c’est la foi qui parle », indique Yasmine ajustant ses lunettes de soleil sur le bout de son nez, gérante d’un café à deux pas de l’église Sant Jordi Màrtir. 

À Paiporta, la tragédie a laissé des rues plus silencieuses et des regards plus francs. Là où les conversations se limitaient autrefois à des salutations polies, des dialogues surgissent désormais sur les bancs usés et les trottoirs ébréchés. « On a un peu été forcés de se voir autrement », lâche Enrique, propriétaire d’un petit bar dont la terrasse ne désemplit pas à l’heure du déjeuner. Le drame n’a pas gommé les différences, mais il a révélé une proximité religieuse inattendue. Les rues, marquées par l’absence et le deuil, sont devenues des lieux de rencontre où l’on partage anecdotes et soutiens. Des voisins, autrefois étrangers, échangent des regards complices et des gestes discrets. Juste à côté des murs griffonnés de messages de soutien et d’adieu, Pedro sourit en ajustant son gilet fluorescent. « C’est la foi qui nous sauve… et aussi le type qui a pris sa pelle sans poser de questions », indique-t-il dans un rire.