Plastique, produits chimiques… plusieurs polluants se sont déversés dans le parc naturel de l’Albufera, paradis des oiseaux, lors des inondations. Pourtant, pour les défenseurs de cet espace protégé, la menace ne date pas d’hier.
« S’ils nous voient venir à pied, ils partent. Arrêtons-nous plus loin. » À peine sorti du fourgon, Francisco Javíer Garcia Gans, dit « Gans », piétine la boue séchée par le soleil. Personne en vue sur le chemin délimitant les parcelles. La saison des parties de chasse aux canards vient de se conclure. Armé de son objectif, l’ornithologue de 60 ans, un large sourire aux lèvres, s’adosse à une ancienne maison de riziculteur.
Une cinquantaine de picaports, surnom donné par les Valenciens aux ibis falcinelle marron « aux becs comme des poignées de porte », cancanent calmement dans les lopins à perte de vue. Les tracteurs des agriculteurs s’attellent à retourner la terre pour préparer les prochaines semailles. Les écrevisses remontent à la surface. « Mira ! Le Laridae blanc, tu as vu ? Il en a pris une dans son bec ! » Gans s’enthousiasme à chaque battement d’aile. Des nuées de points noir et blanc couvrent peu à peu le ciel d’un bleu interrompu par les traînées de condensation des avions.
À huit kilomètres à vol d’oiseaux au sud du centre-ville de Valence s’étend l’Albufera, parc naturel depuis 1986. Il fait partie des 2 500 sites de la liste de Ramsar, une convention internationale visant à protéger les espèces vulnérables des zones humides. Vue du ciel, la lagune de 21 000 hectares, deux fois Paris intra-muros, ressemble à un puzzle inachevé. Les pièces formées par les rizières s’emboîtent parfaitement et entourent un immense lac. Située dans le couloir de migration méditerranéen, l’Albufera accueille plus de 300 espèces d’oiseaux. Parmi ces volatiles, des limicoles venus d’Europe du Nord ou centrale pour passer l’hiver au chaud.
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Stigmates récents
« Ici, il n’a pas plu le 29 octobre », se souvient le coordinateur local de l’ONG de protection de la nature, la Société espagnole d’ornithologie. Ce jour-là, l’équivalent d’un an de pluie dans la zone a pourtant rempli le barranco de Poyo, la rivière Júcar et le nouveau lit du fleuve Turia dévié en 1957, ainsi que les autres canaux environnants. L’eau a traversé les communes, les complexes industriels et commerciaux adjacents, avant de se déverser au nord-ouest de l’Albufera. La « mère », comme ses habitants la surnomment, l’a retenue et l’a dispersée dans toute la lagune. À quel prix ?
Une grande aigrette se tient droite. Gans se fait plus sérieux. « Il y a quelques années, on voyait des groupes immenses de ces hérons blancs. J’en vois de moins en moins. » Les cris plaintifs de l’oiseau solitaire se mêlent aux bruits des quelques pelleteuses. Elles ramassent les derniers déchets visibles. « Là, il reste des carcasses de voitures, du plastique. Ils en ont nettoyé une bonne partie. Mais ceux qui se sont incrustés dans la terre… Il va falloir beaucoup de temps », estime l’ornithologue.
D’autres traces sont invisibles à l’œil nu. Médicaments dilués, produits chimiques, engrais… Tous proviennent des usines, des abattoirs et des entrepôts touchés par ce phénomène météorologique extrême provoquant des pluies torrentielles.
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Pollution de longue date
Gans marche sur un sol crevassé. La terre est sèche. « Cela paraît étrange après les inondations, mais c’est pourtant vrai. » Sans champ inondé, moins de nourriture et d’espace pour les oiseaux aquatiques. Quant à la qualité de l’eau, « on en verra les effets au printemps. Si l’eau est contaminée, les poissons le seront aussi et les hérons qui viennent se reproduire ici risquent d’en subir les conséquences », commente l’ornithologue en haussant les épaules.
Javi Jiménez Romo saute de son pick-up blanc. Il marche d’un pas assuré, comme quelqu’un qui connaît chaque recoin du parc. Ses boucles noires sont écrasées par sa casquette brune. Il porte une barbe de plusieurs jours. D’une voix éraillée, il constate que les problèmes ne datent pas d’hier. « L’Albufera était un lac d’eau salé très sain, puis un lac d’eau douce ». Il ironise : « Les pêcheurs âgés se vantent d’avoir bu de l’eau d’ici ! »
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Le biologiste élargit peu à peu ses bras pour matérialiser la pollution croissante de l’Albufera depuis les années 1970. « On y a déversé des engrais et l’eau des usagers, sans pouvoir la traiter », déplore-t-il, plus lucide. On accélère pour le suivre près des canaux d’irrigation, où il pointe plusieurs fois du doigt l’eau verte qui se déverse ensuite dans le lac. « La présence d’algues a rendu l’eau comme ceci, détruit les plantes, impacté la nourriture et l’habitat des oiseaux. »
« L’eau était bonne et le sera »
Immobile pour quelques secondes, Javi Jiménez Romo place ses mains dans les poches de son long imperméable noir délavé. Il cherche ses mots. « Il y a un manque de coordination entre les administrations qui étudient l’eau de l’Albufera après les inondations », dénonce-t-il véhément. « Je ne suis pas catastrophiste », nuance-t-il en frappant son torse. « Nous avons réussi à améliorer la qualité de l’eau dans certaines réserves du parc. » En posant une main sur l’autre, il imite le système de filtre des tancats, du valencien « fermés ». « Là-bas, les espèces plus menacées et exigeantes en eau propre s’y reproduisent et se nourrissent. » Pressé, le biologiste redémarre son pick-up. Il file vers un autre coin du parc aussi vite qu’une cisticole des joncs.
« Fran » Serrano Dasí, lui, est très confiant. « Je ne suis pas préoccupé par l’état de l’Albufera. L’eau était bonne et le sera », clame le président de l’association de chasseurs d’El Palmar, un village de pêcheurs situé au sud du parc. Une forte odeur de paprika émane de la longue cuisine de son restaurant, dans laquelle il bricole. Une trentaine de plaques de gaz destinées aux poêles à paellas se succèdent. Le chasseur de 39 ans se redresse et remonte son pantalon. « Ce qui est n’est pas bon, c’est que les autorités n’ont rien fait ces dernières années pour nettoyer les affluents remplis de déchets », lâche-t-il franchement en essuyant son front mouillé.
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« Elles sont de chez nous »
Une grande aigrette traverse silencieusement le ciel bleu. Elle se pose sur un toit blanc à quelques mètres du restaurant. « Il y en a deux ou trois qui viennent souvent ici. Elles trouvent à manger auprès des pêcheurs. Elles sont de chez nous », lâche Fran sentimentalement. Il met ses lunettes de soleil et sort. Le chasseur ouvre la porte de son garage et fonce vers le frigidaire. « Je préfère les canards qui ont grandi dans une aire protégée plutôt que les poulets bourrés aux hormones », ajoute-t-il fièrement en l’ouvrant. Les canards colverts congelés seront consommés dans une paella ou des croquetas. Circuit court.
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À quelques kilomètres d’El Palmar, les volatiles trouvent leur coin de paradis, la réserve Racó de l’Olla. Une classe d’école élémentaire du centre-ville est en visite ce jour-là. Des retraités valenciens profitent du calme. Les enfants sont équipés de jumelles pour observer les oiseaux. « C’est la sortie scolaire de tous les Valenciens. Nous sommes très attachés à notre parc, c’est un endroit précieux », glisse leur institutrice Carmen. Derrière ses lunettes, elle garde un œil bienveillant sur la vingtaine d’écoliers soigneusement rangés devant elle. Têtes levées, les enfants joyeux déambulent et bavardent.
Dans la cabane d’observation, les jeunes scrutent une espèce à bec rouge en déclin sur notre continent. La nette rousse, sibert en valencien, est le symbole de l’Albufera. « Pourquoi elles ne bougent pas ? », adresse un écolier à son institutrice. Elle souffle calmement : « Elles se reposent la journée et cherchent à manger la nuit. » Un enfant aux cheveux hérissés s’émerveille : « Mira ! Il y en a une qui vole ! » L’institutrice prévient les écoliers : « Chut ! Si vous parlez trop fort, les oiseaux s’en vont. »
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