C’est dans la région de Valence qu’est né le plat le plus emblématique d’Espagne. Gardiens de la tradition, ses habitants la défendent face aux récupérations fantasques à base de fruits de mer ou de chorizo que l’on retrouve ailleurs.
Dans les faubourgs de Valence s’étire la Huerta. Verger saturé de soleil, aux pêchers nus et aux orangers perlés de fruits. Le long de la route s’égrène les villes basses où sur les toits des églises, l’indigo des tuiles vernissées ponctue le bleu du ciel. En ce dimanche d’hiver à L’Alcudia, bourgade ramassée aux bâtiments ocres serrés les uns aux autres, c’est jour de paella. Antonio dit « Bicicleta » est né ici. Il pratique l’art de la paella depuis toujours, d’abord en observant sa mère et ses grands-parents, puis en cuisinant lui-même. Ainsi se transmet la tradition « en regardant puis en reproduisant », insiste sa femme Anna. Ici dans cette province méditerranéenne, on mange la paella le dimanche midi, jamais le soir, toujours réunis entre amis et membres de la famille. De toute façon, pour le partage de la paella, ses deux catégories se confondent : « On est en famille » insiste Raul, 45 ans, ouvrier agricole reconverti dans la vente de véhicules et collègue d’Antonio. Aujourd’hui c’est Mario et Mario, le père et le fils, qui reçoivent dans le hangar de leur entreprise. Habituellement, leurs trois camions floqués « Los Marios » sont mobilisés dans le déblaiement des meubles charriés par les eaux de la Dana, les inondations meurtrières qui ont défiguré la région le 29 octobre dernier. Aujourd’hui ils restent à l’arrêt.
Le centre de l’attention dans ce grand garage de poids lourds c’est la poêle noire, la « paella », qu’Antonio arrose déjà abondamment d’huile d’olive. Il surveille l’écoulement délicat du liquide sur la surface anthracite. Le plat, qui tutoie le mètre de diamètre au doigt mouillé, doit être nivelé pour une cuisson homogène, c’est la première étape. Antonio étaye le plat en glissant entre les pieds des petites pierres tandis qu’Anna et Yolanda, sa femme et sa belle-sœur disposent la viande consciencieusement découpée. Du poulet et du lapin et des foies dont l’odeur délicatement grillée commence à supplanter celle du gaz. La paella valencienne est un plat populaire, elle se fait avec les denrées disponibles immédiatement. Le riz sort tout droit des rizières de l’Albufera, à quelques kilomètres. Selon l’envie, on ajoute des artichauts, des haricots verts dit « plats », des haricots blancs aux airs de dragées, parfois mouchetés de violet, appelés « judion », « garrofon » ou « œil de perdrix ». Puis le safran auquel le riz doit sa couleur. Si, aujourd’hui, Antonio a voulu nous montrer la manière valencienne, c’est-à-dire la recette originale de la paella, cette dernière se montre propice aux innovations de toutes sortes. « Ici chacun a sa propre version », commente Raul. Il se dit qu’en des temps anciens, durant lesquels la nourriture pouvait se faire plus rare qu’aujourd’hui, on a pu remplacer le lapin par des souris des rizières avoisinantes. Ces deux animaux ayant l’avantage insoupçonné de partager le même goût. Une seule limite : pas de gambas, chorizo ou autres excentricités catalanes. Raul est formel : « C’est interdit ici ».
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« Le secret de la paella, c’est laisser faire quelqu’un qui sait faire »
Les voix s’élèvent en même temps que le grésillement de l’huile. Les conversations vont crescendo, les interventions s’accélèrent, se font fugaces alors que chacun interrompt bruyamment son voisin. Le spectacle est autant dans le ressac des ingrédients qu’Antonio fait tourbillonner sur la surface brûlante que dans l’effervescence des bavardages. « Le secret de la paella, c’est laisser faire quelqu’un qui sait faire », glisse Mario père avec un sourire facétieux. Il vante la variété du riz valencien autant que le talent d’Antonio qui, affublé d’un tablier rouge sur lequel est dessinée évidemment une paella, revendique : « Je prépare tout ce qui va dans le ventre ! » « Et moi je sers la bière », plaisante Mario. En parlant du gaspacho, non de la soupe froide mais de pâtes andalouses semblables aux crozets, qui remplacent le riz dans certaines versions, il met en garde en mimant d’abord le plaisir de la dégustation puis le ventre qui gonfle inexorablement deux heures plus tard. De temps en temps, Antonio extrait quelques artichauts, ou pièces de viande du feu et les place dans une assiette, à disposition des convives les plus éprouvés par l’attente, sous le regard attentif des jeunes qui ne manquent aucune opportunité. Grands adolescents, ils sont venus chacun accompagnés d’amis de leur âge. La paella dominicale fait partie de leurs vies depuis toujours.
Certains, du côté d’Alicante nous explique-t-on, ajoutent le riz avant l’eau afin qu’il s’imprègne du goût des aliments grillés, mais Antonio est partisan de la méthode valencienne et s’empare d’un bidon d’eau pour nous montrer la suite du protocole. Il verse environ six litres d’eau puis augmente la puissance du feu jusqu’à ébullition. Ensuite seulement reverse-t-il les grains de riz comme une cascade qui gronde à la surface de l’eau frémissante, qui s’évapore et convoie partout l’odeur des légumes délicatement rôtis.
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« Tu ne mangeras jamais une paella aussi bonne à Barcelone »
À Valence-Capitale, ainsi que l’appellent les habitants de l’intérieur des terres, la paella est partout. Dans les esprits certes, dans les restaurants, plus prosaïquement, et dans les foyers, plus familièrement. Dans le quartier de La Saïdia vit José Cuñat, 55 ans. Ancien informaticien, il a troqué l’écran pour la poêle et le code pour les livres de recettes et se consacre depuis 25 ans à sa passion : la paella. Suivi par plus de 10 000 personnes sur son compte Instagram, celui qui se définit comme historien et chercheur de ce met dit posséder entre 25 et 30 plats et 300 livres de recettes, dont certains vieux de plusieurs siècles. « Ma maison est comme un musée », confie-t-il. Les puristes de la paella valencienne insistent sur une liste exclusive d’ingrédients. Progressiste devant l’Eternel, José se montre plus ouvert d’esprit, en comparant avec la pizza, qui peut varier selon les goûts et les régions. Il dit d’ailleurs avoir commencé ses recherches pour contrer ces manières de voir, qu’il trouve trop dogmatiques. Pour remettre le socarrat, ce délicieux agglomérat de riz caramélisé et grillé, à sa place, au centre de la poêle, revenons aux origines. « La première mention écrite de la paella remonte à 1788 », explique l’historien. Et ce à la cour des rois d’Espagne. En ce temps-là, la reine consort Marie-Louise de Bourbon-Parme dégustait déjà ce plat, désigné sous le nom de « riz valencien » et accompagné de poulet, comme en atteste un menu de l’époque. Ironie du sort, « ce sont des cuisiniers français qui ont importé la paella valencienne à la cour de Madrid », explique José. C’est en 1845 que deux cuisiniers madrilènes utilisent le vocable valencien pour désigner le plat sous le nom de « paella » dans un livre de recettes. Des variantes qui ont marqué notre chercheur ? La brutta, issue d’un livre de 1896 : pot-pourri éclectique de porc, légumes, oiseaux, escargots et rats des marais.
Mais rien de tel aujourd’hui autour de la gazinière d’Antonio, où les convives évoquent les concours informels de paella qui se tiennent au mois d’août. Alors, selon Raul, dans les villages du comarque, comme on appelle le canton ici, les paellas essaiment sur chaque pas de porte, le long de rues entières, pour que chacun goûte, compare, partage. Mais Antonio, que tous ceux présents désignent comme « le maître de la paella » est modeste. Pas de concours pour lui, il se contente de cuisiner pour la famille et les amis : « Rien que pour la maison », insiste-t-il, cependant que le riz gonfle et que l’eau s’y dissimule. Le mélange dore sous l’effet du safran et crépite doucement une fois l’eau totalement absorbée. On éteint le feu et Antonio, en saisissant les poignées du plat, amène fièrement la paella longuement préparée aux hôtes attablés dehors dans la lumière éblouissante.
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Au soleil, les grains de riz étincellent. Le plat semble une cassette de pièces d’or, trésor duquel tous vont se repaître. Chacun son arc de cercle, on mange ensemble, à même le plat de cuisson, comme le veut la pratique locale. Selon les préférences, on cherche de la viande, les artichauts ou les foies à travers le riz jauni, qu’on déguste avec un même plaisir, cuit à la perfection, gorgé de jus et de saveurs. Le sel, les aromates, les viandes, les légumes et légumineuses, chaque ingrédient apporte sa nuance et concourt à la richesse de ce plat simple, engendré des mains expertes d’Antonio durant une bonne heure. « Tu as vu comme les Valenciens sont rapides ? », lance Mario père alors que les convives du cru ont déjà presque fini leur portion. « Le meilleur de la paella c’est le centre », conseille Raul qui s’applique à racler le plat à la recherche du socarrat. L’après-midi s’étire, alanguie et savoureuse. On bavarde autour du café, on s’attarde encore autour du digestif. « Tu ne mangeras jamais une paella aussi bonne que celle-ci, et surtout pas à Barcelone ! », conclut Raul.