« Je suis Fallera et je mourrai Fallera »

À Valence, les Fallas, tradition vieille de plusieurs siècles, constitue plus qu’une fête. Pour les Valenciens qui la préparent toute l’année, cette célébration qui dure trois semaines en mars représente avant tout un puissant symbole d’identité locale. Marquant pour certains le meilleur moment de leur vie. 

Un long cortège s’engage dans l’étroite rue del Governador Vell. Deux prêtres ferment la marche accompagnés de près d’un orchestre. Un air cérémonial emplit la rue, attirant des têtes par les fenêtres et des habitants d’un EHPAD pour observer ce qu’il se passe. 

Au centre de ce défilé solennel se détache une forme massive entourée de lumière : la Virgen de Los Desemparados, Sainte-Patronne de la ville de Valence oscille de droite à gauche au rythme de la procession. La Vierge s’apprête à rejoindre pour la deuxième fois l’Église de Sant Tomàs i Sant Felip Neri. Un honneur pour les habitants, qui saluent son passage en lançant des pétales de roses. « A la gente y a la familia », s’exclame une voix avant que la foule ne réponde « Vixca la mare de Deu » [Vive la mère de Dieu en Valencien].

Cette dernière est portée par des hommes vêtus d’une tenue traditionnelle : les Falleros. Ils portent une chemise blanche avec, par-dessus, une veste décorée de motifs floraux aux couleurs vives et un saraguell, un pantalon typique de Valence fabriqué de laine ou de coton, taille haute souvent porté avec une ceinture assez rigide.

Un peu plus loin, devant l’église, une haie d’honneur de femmes et de jeunes filles se forment. Grandes et petites portent des robes longues et volumineuses, ornées de motifs floraux et de fil d’or. Une mantille en dentelle sur la tête, chacune tient un bouquet de fleurs à la main. Une offrande pour leur Patronne. 

Falleras et Falleros : les gardiens d’une mémoire 

Valence est connue pour l’élégance de ses Falleras mais aussi pour leur coiffure : deux rouleaux de tresses de par et d’autre de la tête fixés par des épingles en or ou en argent et un chignon central à l’arrière. 

Les plus petites sont assises dans leurs poussettes ou posent pour l’objectif des appareils de parents émus. Pour les adolescents c’est également le moyen de se retrouver entre amis, c’est le cas d’Ana, 14 ans, qui les rejoint après une heure et demie de procession. « Pourquoi suis-je devenue Fallera ? », rit-elle nerveusement. « Depuis que je suis petite, j’ai toujours voulu participer », conclut-elle. La jeune fille s’empresse de sortir son téléphone et rigole devant des vidéos qu’elle a faites accompagnée de sa copine Belén. Les deux collégiennes y reproduisent des chorégraphies Tik Tok tout en portant leurs costumes traditionnels. « Ma mère a été Fallera, elle ne l’est plus aujourd’hui mais moi si », déclare fièrement Belén.

Les Falleras et Falleros jouent un rôle essentiel dans la célébration. Leur mission va bien au-delà de porter des costumes traditionnels et de défiler. Ils sont également derrière l’organisation de cette fête inscrite au patrimoine de l’Unesco. « Les Fallas ne durent pas que sept jours, ou seulement le mois de mars. Nous travaillons toute l’année pour elles, nous organisons des événements, des collectes de dons, des fêtes… pour maintenir notre culture en vie », révèle Amparo, 55 ans.

Cette chargée du bon déroulé du transport de marchandise fait partie de la commission fallera : Falla Carcagente. Ce groupe se retrouve toute l’année dans une Casal Faller, où s’organisent des repas, des répétitions et des événements festifs. Il se produit régulièrement les week-ends avec d’autres, avant le début des Fallas. Dimanche 9 février, la Plaza Reina est remplie de monde qui patiente, dans un brouhaha joyeux, pour voir le début du spectacle. Certaines personnes avancent timidement pour demander des photos avec les groupes de Falleros et Falleras.

« Maintenir un lien avec nos ancêtres »

Les danses régionales, héritées des traditions paysannes, remontent à l’époque médiévale. © Inès Florimond / Reportierra.

Pour les Valenciens, les Fallas font partie intégrante de leur vie. C’est là que naissent de solides amitiés et les premiers émois de la jeunesse. « Mes parents se sont rencontrés lors d’une Fallas, ils m’ont immédiatement transmis l’amour de cette fête et je l’ai moi-même partagée avec ma fille », se remémore Amparo tendrement.

Amparo et sa fille ajustent les derniers détails de leur tenue avant de rejoindre leur groupe, composé d’une dizaine de personnes. Du jaune, du vert et du rose, les couleurs flamboyantes des jupes des Falleras attirent tous les regards. Certains danseurs confient leur téléphone à leur proche pour immortaliser l’instant et filent sur scène. Le public se rassemble près de l’estrade en face de la cathédrale de Valence. Divers groupes présentent les différentes danses régionales. Castagnettes, musiques et danses traditionnelles, le public applaudit à chaque passage. « Regarde ce groupe », s’exclame un petit garçon à sa mère en apercevant des enfants, à peine plus âgés que lui, danser.

Lorsqu’on naît dans une famille de Falleras, il est difficile de s’en sortir » – Amparo Chicote Vanaclocha.
© Pia Garreau de Labarre / Reportierra.

Le public chante et danse avec les artistes. Lolita, 80 ans, vient chaque année suivre les Fallas. « J’ai été émue tout à l’heure car ils ont interprété une chanson que je chantais lorsque j’étais toute petite. Ma famille me l’avait enseignée », déclare-t-elle d’une voix chargée d’émotion. Derrière ses lunettes aux verres noirs qui lui mangent la moitié du visage, la retraitée explique que les Fallas sont un bon moment pour « maintenir un lien avec nos ancêtres »

Enroulée dans son manteau matelassé bleu, Lolita déclare ne jamais être devenue une Falleras mais avoir toujours été liée de près ou de loin à ces festivités. « J’ai beaucoup travaillé dans l’industrie du vêtement. Avec mon mari nous possédions un magasin de nettoyage pour les vêtements traditionnels : un travail très délicat », se remémore-t-elle. 

Le commerce du textile florissant durant ces fêtes

Les Fallas mobilisent tout un écosystème d’artisans, couturiers et stylistes qui perpétuent un savoir-faire unique. Dans la ville, il est possible de trouver une boutique textile à chaque coin de rue. « Cette jupe vous va très bien », rassure la vendeuse à sa cliente qui fait un tour sur elle-même et attend l’avis de sa mère. De l’autre côté de la boutique, une mère cherche une peineta dorée, grand peigne fin décoré qui permet de fixer la coiffure, pour sa petite fille de 6 ans.

De la soie naturelle et du velours étaient utilisées pour la confection des robes. © Inès Florimond / Reportierra.

La boutique Tejidos Dalila illustre parfaitement l’importance du choix d’une robe traditionnelle pour les Valenciennes. Deux mannequins trônent au centre de la boutique, vêtus de robes blanches amples et volumineuses, ornées de dentelle sur les jupes. Des mantilles noires en dentelle reposent délicatement sur leurs épaules. Sur chaque mur, des rouleaux de tissus s’empilent jusqu’au plafond et forment une mosaïque de couleurs et de textures. Sur le comptoir, des ensembles de bijoux appelés « aderezos » attirent le regard : boucles d’oreilles, parures, broches dorées ou argentées… Il y en a pour tous les goûts.

À l’école Gremio Sastres y Modistas, l’un des plus anciens instituts de mode de Valence, les étudiants travaillent sur les tenues traditionnelles. Dans cet atelier, chaque salle est collée à l’autre avec des baies vitrées qui les séparent. Certains s’initient au patronage tandis que d’autres terminent des vestes pour une tenue traditionnelle masculine. Les murs, blancs et froids, sont égayés çà et là par des morceaux de tissu et des esquisses de tenue. Des rouleaux de textiles aux couleurs vives tranchent avec l’austérité du local. Vicente, 33 ans, vient d’une famille de falleros et a toujours su qu’il voulait confectionner des tenues. « En attendant d’ouvrir mon atelier, j’utilise le workshop à l’étage pour réaliser mes commandes », explique-t-il les yeux brillants. Sa dernière pièce en date, une tenue pour sa nièce de trois ans.

Les robes des Falleras s’inspirent de la mode française et anglaise du XVII et XVIIIe siècle. © Inès Florimond / Reportierra.

Cette formation est ouverte à tous. Les plus jeunes, âgés de seulement vingt ans comme Adrián, sont étudiants en stylisme. Ils viennent à Gremio pour mettre en pratique la théorie qu’ils découvrent en cours. D’un autre côté, de nombreuses personnes retraitées viennent également apprendre. La doyenne est âgée de 81 ans. Elles viennent pratiquer leur hobby ou confectionner des tenues pour des membres de leur famille.

Les Fallas : le reflet d’une identité profonde

Mercedes Perez Perez est devenue Fallera Mayor, en 1997, à l’âge de 25 ans. © Inès Florimond / Reportierra.

Ces tenues et les Fallas représentent plus que de simples festivités pour les Valenciens : elles sont le reflet d’une identité profonde. Après des études pour devenir consultante en image, Valeria, 25 ans, change de voie et décide de vendre des tissus traditionnels dans l’une des boutiques de textiles les plus réputées de Valence : Alvaro Moliner. 

Depuis ses trois mois, la jeune femme est fallera et perpétue ces traditions avec fierté, consciente que chaque geste, chaque costume, chaque mot en valenciano est un rempart contre l’oubli. « Notre culture est peu représentée dans le reste de l’Espagne. Le valenciano est souvent associé à la langue des pauvres, récemment le gouvernement a même essayé de faire passer une loi pour l’enlever des programmes scolaires », s’indigne la jeune femme. Grâce à sa passion, elle a réussi à attirer son ami Alejandro, originaire de Castellón. Il participe à ses premières Fallas cette année après en avoir rêvé depuis toujours.

Devant ses photos, Mercedes ne peut s’empêcher de s’émouvoir. © Inès Florimond / Reportierra.

Avec ce type de discours, Mercedes Perez Perez, ancienne Fallera Mayor, l’ambassadrice des Fallas, est convaincue que cette tradition ne s’éteindra pas: « Chaque dimanche les bus sont remplis de falleros et falleras », dit-elle amusée.

Aujourd’hui âgée de 53 ans, l’enseignante de pilates se replonge avec émotion dans ce qu’elle considère comme « le meilleur moment de sa vie » qui a eu lieu il y a maintenant 28 ans, le jour où elle a été sacrée. Entourée des tenues précieusement gardées par sa mère, elle assure : « Je suis Fallera et je mourrai Fallera ».