Le quartier populaire de l’est de Valence abrite de plus en plus de locations touristiques. Craignant de voir les loyers exploser et le quartier perdre son identité, des habitants se mobilisent contre l’intrusion des « valises à roulettes ».
« El Cabanyal est l’un des dix quartiers les plus cools d’Europe d’après The Guardian », assurent Luca et Selma. Bravant la bruine hivernale, le couple d’Allemands en sandales de marche arpente les rues habituellement ensoleillées de l’ancien village de pêcheurs. Tous les vingt mètres, ils se photographient devant les baraques couleurs pastel de la promenade maritime. Célèbres pour leurs façades en carreaux de céramique, les maisons ont fait le succès de ce quartier en bord de mer de Valence.
Depuis une quinzaine d’années, les appartements et commerces à destination des voyageurs prolifèrent dans la zone. Au point que près de 10 % du parc immobilier d’El Cabanyal est aujourd’hui constitué de logements touristiques. Choqués de voir les loyers s’envoler, les laveries en libre-service et les cafés branchés remplacer leurs adresses favorites, les habitants ont commencé à critiquer la « turistificación ». Cette expression, centrale dans le débat public espagnol, désigne la transformation de zones résidentielles en enclaves touristiques.

Depuis deux ans, le phénomène a gagné la Malva-rosa, un quartier populaire qui jouxte El Cabanyal et dont le décor contraste avec son voisin branché. Le soleil méditerranéen, la brise marine et une longue histoire de luttes ouvrières ont façonné l’ancien port de pêche. Malgré une architecture peu instragrammable, le quartier dispose de solides arguments touristiques : une large plage urbaine encore relativement inexploitée et des locations à des prix plus abordables qu’au Cabanyal.
« Ici, personne ne veut subir le même sort qu’à El Cabanyal »
« La Malva-rosa c’est un village. Tout le monde se connaît et on fait rapidement le tour. Ici, personne ne veut subir le même sort qu’à El Cabanyal », affirme d’emblée Elena Borbolla, retraitée aussi fringante qu’engagée. Ni ses 76 ans, ni ses jambes frêles ne semblent ralentir l’ancienne travailleuse sociale lorsqu’elle sillonne les rues du quartier. Droite, gauche, puis stop dans une avenue. D’un geste, elle désigne le local d’une boucherie transformé en Airbnb. L’instant d’après, la voilà sur le trottoir d’en face à inspecter l’avancement d’un chantier. Elena Borbolla connaît les moindres recoins de la Malva-rosa, épaisse forêt de béton où seules les mouettes rappellent le voisinage de la mer, à cinq rues de là.

Depuis 2023, la Valencienne cartographie les logements touristiques de son quartier visibles depuis la rue, en rez-de-chaussée. Sur les trente-quatre répertoriés, la majorité sont des baux commerciaux convertis en locations temporaires. « Nous sommes envahis par les habitations touristiques, notamment illégales », déplore Elena Borbolla. À l’échelle de Valence, 10 000 offres de locations touristiques sont proposées sur les plateformes de réservation en ligne. Seules 4 000 d’entre elles sont déclarées à la mairie, les autres ne disposant pas de licence officielle.
« Si j’avais accès à tous les étages, ça serait exponentiel »
« Cette “turistificación” incontrôlée casse la vie de quartier en faisant augmenter les loyers. Nos enfants n’arrivent plus à trouver de logements à la Malva-rosa car dès qu’un appartement se libère, il est transformé en Airbnb. Ils sont donc obligés d’aller vivre à 30 ou 40 kilomètres du centre de Valence », se désole-t-elle au pied de son immeuble, sur la Plaza Musico Antonio Eximeno. Sur cette même place, cernée de bâtiments monotones et parsemée d’arbres chétifs, Elena Borbolla a répertorié deux locations en rez-de-chaussée. « Et encore, je ne peux relever que les appartements au niveau du sol. Si j’avais accès à tous les étages, ça serait exponentiel. »

Vent debout contre les projets d’aménagements touristiques, Elena Borbolla a rejoint l’Associació de Veïns i Amics de la Malva [Association des riverains et amis de la Malva] en 2019. Le groupe réunit 200 membres sur les 12 000 habitants que compte le quartier maritime. « Le soleil rassemble et favorise les luttes associatives. Dix-huit degrés à l’ombre en février. Tu m’étonnes que les voisins se retrouvent dehors pour discuter », lance gaiement l’ancienne travailleuse sociale, avant d’enfiler ses lunettes.

Portée par ses baskets couleur saumon, la retraitée s’immobilise dans une rue ensoleillée, où l’on comptabilise six locations touristiques. « Amics de la Malva n’est pas opposée au tourisme. C’est une activité économique cruciale pour Valence. Nous ne voulons juste pas être en minorité face aux touristes. Car ils ne luttent pas pour le bien du quartier. Ils ne se préoccupent pas du manque de service public ou du ramassage des ordures », tient à clarifier Elena Borbolla, à l’ombre des arbres méditerranéen.
Dans cette logique, son association milite pour que les autorités valenciennes cessent de délivrer des licences touristiques, ferment les locations temporaires illégales, et fixent un pourcentage maximum de 2 % de logements touristiques par quartiers.

À une centaine de mètres de là, le grondement des marteaux-piqueurs couvre les piaillements des mouettes. Le chantier en cours avenue de la Malvarrosa cristallise toutes les critiques des associations de riverains. Un hôtel quatre étoiles y est en construction, sur un terrain qui était à l’origine destiné à la création d’un centre socioculturel et d’une bibliothèque. Seule la bibliothèque verra le jour à côté de l’hôtel, dont le squelette se dessine déjà.
« C’est choquant de voir un hôtel quatre étoiles en construction dans un quartier qui manque de tant de choses. Cela fait dix ans que nous demandons une bibliothèque et des pistes cyclables. Il est aussi nécessaire de rénover les Casitas Rosas [ndlr : un bloc d’immeubles insalubres où se concentrent les points de deal de la Malva-rosa] », s’agace Elena Borbolla, au pied du chantier. « La mairie de Valence ne fait pas assez pour notre quartier. Cela se voit encore plus depuis que le PP [Parti populaire, droite libérale] est arrivé au pouvoir en 2023. Ils ne font absolument rien pour réguler la multiplication des appartements touristiques », ajoute la retraitée.

© Igor Fronty / Reportierra.
« Si des mesures d’urgence ne sont pas prises, Valence va se transformer en Barcelone »
Loin du vacarme des marteaux-piqueurs, Juan Baldoví reçoit dans le calme du Parlement valencien, où il siège depuis 2023. Candidat malheureux aux élections municipales de 2023 pour Compromís, parti de gauche régionaliste, le député partage les analyses d’Elena Borbolla. « La “turistificación” s’étend comme une tache d’huile, surtout dans les quartiers populaires. Je n’aurais jamais pensé dire ça il y a trois ans, mais si nous ne prenons pas de mesures d’urgence, Valence va se transformer en Barcelone », prévient-il gravement, évoquant la capitale catalane rongée par le phénomène du surtourisme.
Selon le tribun à la voix rocailleuse, la mairie pourrait parfaitement juguler dès à présent les locations touristiques, comme le demande Amics de la Malva. La législation locale permet en effet de labéliser « zone sous tension » certains quartiers, afin de mettre en pause la délivrance de licences locatives. « La droite ne souhaite pas appliquer cette mesure pour deux raisons : son attachement au libre marché et sa proximité avec les industriels du tourisme. Carlos Mazón [président PP de la région valencienne] a tout résumé en janvier 2024 : « La communauté valencienne sera touristique ou ne sera pas » », conclut l’opposant.
Joignant le geste à la parole, le PP a en effet accordé 1 200 licences touristiques en un an et demi depuis qu’il est à la tête de la mairie de Valence. Soit deux fois plus que le total accordé en huit ans, de 2015 à 2023, par l’ancienne municipalité de gauche.
Cette politique, qui vise à dynamiser l’économie valencienne, trouve ses soutiens. « C’est une bonne chose que les touristes viennent nombreux à la Malva-rosa. Cela développe le quartier de manière positive : de nouveaux commerces ouvrent et il y a plus de clients ! », s’exclame Rafael Soriano, responsable du club de lecture de Los libros libres. Dans son local où les piles de livres atteignent le plafond et forment un labyrinthe, l’homme aux lunettes rectangulaires montre fièrement son registre d’usagers. « Au moins quarante nationalités sont représentées. De plus en plus de touristes étrangers repartent avec les livres de notre club pour leur donner une seconde vie », se félicite-t-il.

« Le seul point positif que je vois dans tout ça est que les baux commerciaux utilisés pour faire des locations touristiques étaient fermés depuis longtemps et ne servaient à rien. Aujourd’hui, c’est plus propre », reconnaît Elena Borbolla, sous un oranger planté devant une ancienne boutique transformée en résidence principale. « Cet appartement est un bon exemple. Comme le local faisait plus de 40 mètres carrés, il a été acheté par quelqu’un de la Malva-rosa pour être habité. Cela montre bien qu’il est possible de loger les Valenciens, et pas uniquement les touristes. »