L’inondation a laissé sur le carreau des milliers d’habitants de la région de Valence, qui n’ont toujours pas pu rentrer chez eux. Depuis le 29 octobre, ils sont hébergés par des proches ou des âmes charitables, sans savoir s’ils pourront vivre de nouveau dans leur maison. Une situation d’incertitude, vécue entre fatigue et sentiment de sursis.
C’est une balafre. Une rivière coincée dans un canyon qui entaille le village de Chiva, niché à 30 kilomètres en amont de Valence, là où naissent les montagnes de la Sierra Calderona. Le 29 octobre dernier, l’inondation a lacéré ce village tranquille. Des dizaines de maisons surplombant le canyon ont été éventrées. Cent jours après, la plaie ne s’est pas refermée. Dans l’église où l’eau a pénétré, les pieds du Christ, suspendu à un mur, sont encore maculés de boue.
Dans le centre du village, il faut imaginer des façades arrachées au point que, depuis l’autre rive, toilettes, chambres et mobilier de cuisine s’offrent à la vue de tous. Il faut aussi voir ce gigantesque tronc d’arbre encastré dans un mur et les tas de gravats et de poutres qui encombrent le lit de la rivière. Conchin Feijoo observe ce triste tableau depuis le pont métallique posé en urgence. Le vieux pont en pierre a été emporté par les flots. À Chiva, « miraculeusement », il n’y a eu qu’un mort. Conchin s’engage dans une ruelle parallèle au ravin. Le chemin, elle le connaît par cœur. « J’ai toujours habité ici », lance la femme de 66 ans.
Mâchoire crispée, elle s’arrête devant une porte. La sienne. À l’intérieur, il n’y a plus aucun meuble, les carreaux sont arrachés. Seule preuve d’une vie paisible, une aquarelle représentant un voilier voguant sur des flots azur, à quelques centimètres au-dessus de la ligne nette qu’a laissée la boue sur le mur. « Tu peux avancer jusque-là, mais pas plus loin », enjoint Conchin en pointant du doigt le perron de sa cuisine. Face à l’entrée, au fond de la pièce, un trou dans lequel pourrait passer une voiture plonge sur le ravin. Comme 150 personnes à Chiva, Conchin doit penser sa vie hors de cette maison à laquelle l’eau et la boue ont arraché « les photos de [sa] mère », et égratigné ses souvenirs. Comme à la fin de beaucoup de ses phrases, Conchin hausse les épaules et soupire.
« Oui, non, peut-être »
Dans le collège Sant Vincent de Paul, au centre de Chiva, un chauffage d’appoint peine à tiédir la pièce aux murs de pierre et au plafond haut. C’est ici que l’association Caritás Valencia a établi ses quartiers pour apporter une aide matérielle, humaine et financière aux sinistrés du village comme Conchin. La voilà, installée dans la pénombre d’une fin de journée d’hiver. Elle raconte l’épreuve qu’elle traverse depuis plus de trois mois. D’abord hébergée chez un ami, elle occupe désormais une chambre prêtée par un proche. « J’ai de la chance, d’autres dans ma situation doivent payer un loyer », lance-t-elle en haussant les sourcils.
Au lendemain des inondations, le gouvernement de la communauté autonome de Valence a annoncé une subvention de 6 000 euros aux sinistrés qui la réclamaient, pour financer des réparations et acheter de nouveaux meubles, ainsi qu’une aide au loyer de 800 euros par mois pendant un an. « À part ça, il ne font rien du tout », tempête Arantxa Marti, bénévole pour Caritás Valencia. « Le gros problème, ce sont les logements sociaux. Il n’y en a pas à disposition et les personnes touchées ont dû se débrouiller seules. » À ceux qui n’ont pas l’opportunité d’être accueillis par un proche, la mairie de Chiva leur paye des chambres d’hôtel.
Conchin ne sait pas si elle pourra vivre de nouveau dans sa maison. « Depuis le 29 octobre, rien n’a changé, se désole-t-elle. Je veux retourner chez moi, c’est ma seule obsession. J’attends de savoir si je vais pouvoir récupérer ma maison, la moitié, rien du tout… Vendredi encore, j’avais un rendez-vous avec l’architecte de la municipalité, car je n’ai pas d’assurance. Depuis l’inondation, on ne me dit oui, non, peut-être. J’ai perdu cinq kilos rien qu’en me posant la question. Avant je pleurais, maintenant, je suis fatiguée de pleurer. » À côté d’elle, Jolande Alcañiz, bénévole pour Caritás Valencia et originaire de Chiva, explique que dans ce village modeste, peu d’habitants ont une assurance. « Et puis, de toute façon, entre le gouvernement et la communauté de Valence, tout est lent. La bureaucratie est terrible. »
Retour chez papa
À Chiva, l’avenir d’une cinquantaine de maisons est suspendu à la décision des architectes municipaux. Aucune n’est à l’abri d’une démolition. Sur la place du village, tout le monde se connaît. Jolande Alcañiz salue tout le monde en invoquant « Dios mío ». « Vous avez commencé les travaux ? », lance-t-elle à l’un dans une embrassade. « Mon Dieu regarde, ici ils ont commencé », réplique-t-elle fébrilement à un autre.
Dans une rue tortueuse, Raquel et Christóbal promènent un caniche au poil bouclé. Ils passent à quelques mètres de ce qu’ils appellent toujours « notre maison ». Eux n’ont pas eu la chance de pouvoir y pénétrer après l’inondation, et de glaner quelques bribes épargnées. La Guardia Civil – corps national de la gendarmerie espagnole – leur interdit l’accès, trop dangereux. Le soir du 29 octobre, ils ont seulement eu le temps de prendre quelques affaires, avant de filer chez le père de Raquel. Leur maison est condamnée, sa façade est peinte d’une croix par les autorités. Non seulement elle sera détruite, mais en plus « on aura peut-être à payer sa démolition », lance Christóbal, consterné, les yeux au sol. Il secoue la tête. Le chien s’agite, il veut sa balade. Christóbal et Raquel poursuivent la discussion en marchant d’un pas résigné.
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En attendant, c’est donc le « retour chez papa ». « Ça fait bizarre », articule nerveusement la femme d’une cinquantaine d’années en ajustant ses grandes lunettes de soleil. « Ça fait longtemps que tu as quitté la maison, tu as ton indépendance, tes enfants… Moi, là-bas, je dois m’asseoir et me taire. » Le couple se cherche une nouvelle maison à Chiva. « C’est là que ma fille se sent bien », explique Raquel.
Coup de pouce tombé du ciel
À Valence et dans sa banlieue, des milliers d’habitations en zone inondable ont été détruites. C’est la commune de Paiporta qui a été la plus touchée. Elle vit aujourd’hui au rythme des incessants coups de marteaux des ouvriers.
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Comment se loger quand on n’a personne chez qui toquer ? Elena Serna, dont la maison a été complètement inondée, a dû se débrouiller. « On nous a d’abord fait dormir à la mairie, sans aucun confort. J’ai imploré la Croix-Rouge, leur ai demandé de faire quelque chose pour moi et ma fille », raconte-t-elle aux côtés de Noa, 14 ans. C’est un centre religieux du centre-ville de Valence qui leur tend la main quelques jours plus tard, ainsi qu’à une trentaine d’autres sinistrés. Elena et sa fille sont provisoirement hébergées, gratuitement, chacune dans une chambre simple mais équipée de toilettes et d’une douche. Elles ont même droit à la nourriture du centre, bien que celle-ci ne plaise pas à Elena. « C’est soupe de légumes bouillis tous les jours et là, j’avoue que je n’en peux plus. Je ne mange plus ici. »
« Comment tu vas, cinquante fois par jour… j’en ai marre ! »
Depuis une semaine, Elena, qui tenait une herboristerie à Catarroja, travaille de nouveau, pour une plateforme de tourisme. Mais sa chambre est trop petite et elle loue un espace dans un coworking en centre ville. Sa fille en profite pour y faire ses devoirs.
Chez les nonnes, elles n’ont pas le droit de recevoir. « Elles sont un peu strictes, sourit Elena avant de se reprendre. Nous sommes très reconnaissantes, on sait qu’elles veulent bien faire, mais à un moment, tu veux juste de l’intimité. Chaque fois que je les croise, elles me demandent comment ça va, cinquante fois par jour… j’en ai marre ! »
Noa non plus ne se sent pas chez elle. Ses dessins, le piano qu’elle avait acheté deux semaines avant les inondations, tout est perdu. Et il est difficile pour elle de faire revivre son quotidien. « Je n’ose rien acheter, j’attends d’avoir un vrai chez moi. »
Elena cherche un nouveau logement. Mais entre les avances de loyer, la caution, l’état du marché, difficile de mettre la main sur un bien. Au centre religieux, c’est comme si leur quotidien était en sursis. « Bien sûr, les nonnes ne vont pas nous mettre dehors, mais souvent, elles me demandent si j’ai trouvé quelque chose », lâche-t-elle dans un demi-sourire. Elena ne sait pas encore où elle et sa fille vivront, mais elle sait où elles ne vivront pas. Pour Noa, traumatisée, hors de question de retourner à Catarroja, là où la rivière a tout submergé.