Reconstruction à feu doux pour les restaurateurs

Le secteur de la restauration a été durement touché par les inondations du sud de Valence qui ont causé 232 morts. Dans les communes d’Alfafar et de Massanassa, des cafés tentent de se remettre sur pied malgré l’insuffisance des aides des pouvoirs publics.

« Tout est entré par là… » Dans le restaurant de Mati, à Alfafar, derrière le rideau de fer qui indique que le café est fermé, une fenêtre récemment réparée. C’est par là, près de la porte en verre du commerce, que sont passées les torrents d’eau et de boue le 29 octobre dernier. Une ouverture de quelques centimètres qui a changé la vie de Mati du jour au lendemain. En 10 minutes, la propriétaire du café a vu l’eau monter à 1 mètre 90. La Valencienne, âgée d’environ soixante-dix ans, mariée à Javi depuis 38 ans, avait repris ce café après le départ à la retraite de son propriétaire. Sur la devanture, Mati y a imprimé sa marque. Elle renomme le restaurant « Javi Y Mati ». Le couple vit sa première épreuve liée au café en le rachetant le mois précédent la pandémie du Covid-19. Aujourd’hui, ils relativisent cette situation : « Pendant la pandémie, nous étions seulement fermés, aujourd’hui, à cause des inondations, nous devons tout reconstruire. »

Malgré la propreté des lieux et une lumière puissante, les stigmates des inondations sont encore visibles dans le café. Sur le bar, à côté des pots de peinture, des balais et des serpillières, sont entreposés des sacs de cafés et des bouteilles de lait. Dans les toilettes, une odeur de javel et des portes qui ne ferment pas, car les travaux sont loin d’être finalisés. Le café porte à la fois la trace du traumatisme et de la résilience : « Maintenant, tout a été détruit. On a dû commencer à rénover, à refaire le bar, à tout racheter, des frigos, des cuisinières, tout. Tout est détruit, toute votre maison, toute votre vie est partie en couille. » Dans la cuisine, refaite à neuf, Mati montre son frigidaire, haut de presque deux mètres, encore sous son plastique de protection. Il n’a jamais servi et Mati ne sait pas quand il recommencera à être utile, le café étant fermé depuis les inondations. Les plaques, le four et le reste des ustensiles brillent de propreté. Tout a été racheté après la catastrophe, mais rien n’a encore été touché. « Le problème, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une inondation normale, lance Javi. C’était un tsunami. Une vague qui a tout emporté. »

L’entrée du café de Mati, en pleine rénovation depuis les inondations d’octobre dernier © Pia Garreau de Labarre / Reportierra. 

La nuit du 29 octobre, le couple se trouve chez lui avec son plus jeune fils, à Benetússer, une commune voisine d’Alfafar. L’aîné, lui, est au café, dans l’appartement dont dispose la famille au premier étage. Toute la nuit, ses parents essayent de le joindre. Impossible, aucun réseau. Le lendemain, c’est une scène de guerre. Les habitants crient et courent partout, essayant désespérément de joindre leurs proches. Au matin, Mati rejoint son fils, indemne. Ils constatent l’ampleur du désastre : près de 150 000 euros de dégâts pour la famille. Mati et Javi, en plus d’avoir perdu leur café, ont vu disparaître leurs voitures ainsi qu’une moto. À quelques mètres du restaurant, sont entreposées des centaines de véhicules. Tous détruits. La vie semble s’être figée : sur le sol, une poupée abîmée et salie par la boue, de l’autre côté un amoncellement de vêtements. Dans les voitures, des pots de compote vides, du verre brisé, des sièges recouverts par la boue et la poussière. Parmi toutes ces carcasses, gît la petite voiture bleue de Mati, détruite.

Contrairement au café de Mati et Javi, celui de Rosio n’a été que peu impacté par les inondations. Dans la ville de Massanassa à quelques kilomètres d’Alfafar, son établissement, le « Bar cafétéria Massanassa » est situé à 100 mètres du ravin Del Poyo, qui semble écartelé. Un filet d’eau ruisselle dans l’immense lit de la rivière qui a débordé 3 mois plus tôt. À l’intérieur, des ouvriers s’activent encore pour évacuer des déchets et des monceaux de terre charriés par la crue. Dans la rue, certains rez-de-chaussée de maisons sont complètement ravagés. L’une d’entre elles est barricadée par des rubans de signalisation rouge et blanc. À l’intérieur, des débris sont étalés sur le sol, des fenêtres brisées, des chaises détruites et des objets de tous les jours, vestiges d’un quotidien bouleversé. Sa propriétaire explique que l’eau n’est montée qu’à 1 mètre à l’intérieur du « Bar cafétéria Massanassa », alors que dans d’autres restaurants, elle a atteint près de 2 mètres. Un miracle selon elle, au vu de l’emplacement de son établissement.

Le ravin Del Poyo, qui est retourné dans son lit après les inondations d’octobre et de novembre © Pia Garreau de Labarre / Reportierra. 

Des aides qui peinent à arriver 

Dans le petit café, une vingtaine de tables et le double de chaises sont posés au hasard. Mati doit remplacer tout son mobilier détruit ou détrempé par les inondations. Les yeux fatigués, elle discute avec un homme aux cheveux grisonnants. Il n’est autre qu’un représentant du consortium d’assurances, un fonds commun créé par les assureurs espagnols, censé aider les commerçants victimes de catastrophe. Voilà plus de trois mois qu’elle attend son indemnisation : « Vous travaillez, vous payez des impôts et une assurance, mais en réalité, où va tout cela ? Parce que lorsque vous êtes dans le besoin, vous n’avez pas d’aide, et vous devez assumer et payer les dommages », déclare-t-elle avec colère.

Depuis quatre mois, Mati a emprunté près de 40 000 euros à la banque pour financer la reconstruction de son café. Plusieurs organismes fournissent des aides aux restaurateurs, la Generalitat de Valencia, le gouvernement autonome de la région, leur a octroyé 7 000 euros en tout. La chaîne de supermarché Mercadona, très connue en Espagne, a également aidé les commerçants sinistrés. « Seulement ceux qui voulaient rouvrir, précise Mati. Il fallait leur montrer des photos des destructions. » 

En deux jours, elle reçoit près de 8 000 euros de l’entreprise. Des fonds qu’elle utilise aujourd’hui dans la rénovation de l’électricité de son café. Le secteur de la restauration a été particulièrement touché par la catastrophe. Selon l’Industrie Hôtelière d’Espagne et la Fédération de l’Industrie Hôtelière de Valence, près de 1400 commerces situés dans 80 villages du sud de Valence ont été touchés. Entre 20 et 30 % n’ont pas rouvert, selon les estimations. Plusieurs plans de soutien ont été réclamés par ces deux organisations patronales. En réponse, le gouvernement a assuré vouloir proposer une aide via le ministère de l’Industrie et du Tourisme pour un montant de 200 millions d’euros, sous forme de prêts sans intérêts, remboursable en dix ans. 

La rue principale de Massanassa reste couverte par la poussière provoquée par les travaux et le nettoyage des rues. À quelques rares exceptions, les commerces sont fermés. Dans son bar, Rosio s’active, le regard las. Sa queue-de-cheval, méchée de jaune et de noir, virevolte. Derrière le comptoir, elle nettoie les verres, sert des cafés et répond aux quelques clients qui passent commande. La restauratrice, à l’inverse de Javi et Mati, est soulagée. Elle a reçu l’aide du consortium et de la Generalitat pour rénover les toilettes, le sol et les rangements.

Attablé au comptoir de son café Alfafar, Javi ne cache pas sa colère : « Ce qui s’est passé à Valence n’était jamais arrivé auparavant. 80 villages ont été dévastés. Dans la rue, les parents cachaient les yeux des enfants pour qu’ils ne voient pas les cadavres. » Une main sur le cœur, le restaurateur s’arrête dans son discours et s’assoit, les yeux pleins de larmes. Victime d’un problème cardiaque, il a été opéré la semaine dernière. « Je ne sais pas si c’est à cause de tout ça. Je ne sais pas s’il y a une corrélation, mais en tout cas, avec tout ce qui s’est passé, il a eu beaucoup de stress », constate Mati.

Ici, seul le peuple aide le peuple

Le couple dit avoir dû se débrouiller seul et les jours qui ont immédiatement suivi les inondations. Aucune aide, « même pas pour sortir les morts » ajoute Javi. Mati inscrit sur un bout de papier le nom des personnes et des institutions qui les ont aidés ensuite. Parmi eux, les amis et la famille. Une illustration du slogan « seul le peuple aide le peuple », comme l’ont clamé les sinistrés lors de manifestations massives au lendemain des inondations. « Nous faisions du café pour les gens qui étaient dans la rue et qui n’avaient nulle part où aller. Nous avons préparé huit ou dix mille repas cette semaine-là », affirme Mati. 

Parmi ceux qui ont aidé le couple, des volontaires français, des italiens, des argentins ou encore des pompiers marocains. « Des bénévoles nous ont fait beaucoup de câlins, ce qui nous a donné de la force », sourit Mati. Elle sort de son tiroir une céramique sur laquelle sont gravés les mots : « 29 octobre 2024, la rivière est arrivée ici. Seul le peuple, aide le peuple ». La restauratrice positionne le carreau sur un pilier au niveau jusqu’auquel l’eau est montée dans son restaurant. Soudain, Mati prend sa tête entre ses mains, elle éclate en sanglots : « Après tout ce temps, votre patience s’épuise. Un jour, tu es forte, un autre jour, tu es désespérée. »

Javi et Mati, devant la dalle de céramique indiquant le niveau où est montée l’eau dans leur restaurant pendant les inondations © Pia Garreau de Labarre / Reportierra. 

Depuis la rue, le café semble fermé. Le rideau de fer est baissé sur toutes les fenêtres. Pourtant, lorsque l’on fait le tour par le côté droit, une fenêtre donnant sur le bar à l’intérieur reste ouverte. Par cette ouverture, Mati nous lance un dernier regard, elle nous envoie des baisers. C’est par cette petite fenêtre qu’elle distribuera demain des cafés aux commerçants du coin ainsi qu’aux ouvriers qu’elle emploie pour reconstruire son restaurant. Un grand sourire aux lèvres, elle accueille ses amis d’un signe de la main.