Reconstruction : merci patron !

Trois mois après les inondations meurtrières au sud de Valence, les municipalités endettées peinent à se relever. À Catarroja et Paiporta, les chantiers sont pour beaucoup financés par Mercadona, leader des supermarchés espagnols. Son PDG, Juan Roig, est un enfant du pays.

Crissement des perceuses, tapage des marteaux sur les murs, bruit sourd des vêtements boueux jetés à terre : « C’est la musique de Catarroja depuis les inondations », glisse Martí Raga, adjoint en charge de l’urbanisme à la mairie socialiste de cette ville de la banlieue sud Valence. Mardi 11 février, trois mois après les torrents de boue qui ont coûté la vie à 232 personnes et noyé rez-de-chaussées et parkings de la région, la « zone zéro » est encore en chantier.

Une ville encore dévastée

Les traits tirés par ses 60 heures de travail hebdomadaires, Martí Raga, avocat et conseiller municipal, ne se départit pas de son énergie. Vêtu d’un simple jean et d’une parka gris foncés, ses baskets Vans aux pieds, il arpente sa commune natale de 30 000 habitants. Direction le nord, vers le Parque del Fumeral.

Martí Raga, sa collaboratrice Rachel Taberner et la chargée de communication de la mairie (socialiste) Marilo Gradoli, devant le « bonhomme de boue » : la mascotte des travaux, façonnée par un habitant de Catarroja. © Sidonie Blaise / Reportierra.

Sur le chemin ce matin, l’élu salue des connaissances et les enlace. Certains ont perdu leurs voisins, d’autres ont vu leurs commerces emportés. La responsable de la communication de la mairie, Marilo Gradoli, prend des photos sous tous les angles. Martí Raga, lui, garde la même attitude en toutes circonstances. Lorsqu’il s’entretient avec ses concitoyens, il hoche la tête, attentif. Souvent, son regard perçant se voile de tristesse.

Arrivé au nord de la ville, Martí Raga se retrouve face à un immense carré de terre encore boueuse. Seuls les pins les plus massifs ont résisté aux crues. « Le gazon, les plantes et les jeux pour enfants » ont disparu. Tout autour, des pancartes affichent « Fundación Hortensia Herrero – PLAN AYUDAS » (« Plan d’aides »). Sur les tractopelles qui déplacent des amas de terre, on lit « #ALCEM-SE – Mercadona » (« #Relevons nous – Mercadona »).

Abdelhadi, un des ouvriers du chantier du Parque del Fumeral, reconstruit les canalisations. © Sidonie Blaise / Reportierra.

Un don de travaux

Dirigé par le milliardaire Juan Roig, Mercadona est le premier groupe de supermarchés espagnols. Avec la fondation de sa femme Hortensia Herrero, il finance les travaux des parcs municipaux de Catarroja, pour un montant « inconnu ». Martí Raga précise : « La mairie, endettée à hauteur de 120 millions d’euros depuis les inondations, a fait un appel d’offres. Et Mercadona a proposé de reconstruire gratuitement nos jardins publics. »

Les nouvelles canalisations du Parque del Fumeral. © Sidonie Blaise / Reportierra.

Depuis la veille, une quinzaine d’ouvriers de Mercadona terrassent le terrain du Parque del Fumeral. Ils creusent des tranchées pour les nouveaux systèmes d’électricité et de canalisation d’eau. « C’est une bonne chose pour les enfants », assure Mohammed, les yeux rieurs sous ses lunettes de chantier rouge vif. Le contrat passé entre l’entreprise privée qui l’emploie et une municipalité lui semble nécessaire : « Si on travaille ensemble, on avance plus vite. Et on veut aller de l’avant », assure-t-il.

Mohammed observant les travaux en cours au Parque del Fumeral. © Sidonie Blaise / Reportierra.

Mais le futur « dépend de la force de l’eau. » Quand il pense à d’éventuelles nouvelles crues du ravin du Poyo, l’un des cours d’eau qui a débordé le 29 octobre, le regard de Mohammed se perd dans le vide : impossible de savoir si les nouveaux équipements résisteront mieux qu’avant. Car dans les villes de la banlieue sud de Valence, les terrains sont inondables. Pour Martí Raga, il n’est pourtant pas question de « délaisser nos villes et d’exproprier les habitants ».

Secourir les petits commerçants

En sortant du parc, il passe devant un salon de coiffure sinistré. Derrière les escabeaux et les boîtes à outil, une femme au visage halé et parsemé de tâches de rousseur picore à même un saladier posé sur une chaise.

Le salon de coiffure en chantier de Silvia, à Catarroja. © Sidonie Blaise / Reportierra.
Francesco et Silvia lors de leur déjeuner, au milieu du salon de coiffure en chantier. © Sidonie Blaise / Reportierra.

« On est très fatigués. On vit hors de notre routine habituelle, de nos heures de travail et de repos. » En prononçant ces mots, le sourire de la propriétaire, Silvia, s’évanouit. Son ami Francesco l’aide depuis deux mois déjà. Ses lunettes voilées de poussière cachent mal ses yeux cernés. Son sweat arbore l’inscription « You are strong ». Après avoir « vidé le salon de coiffure de la boue stagnante et du mobilier humide », Silvia et Corro refont aujourd’hui les systèmes d’électricité et d’eau. «Tant de nouvelles choses à apprendre, soupire Silvia. En temps normal, les gens emploient des ouvriers dans le bâtiment, mais on n’avait ni l’argent, ni le temps. »

Ce sont les huit mille euros donnés par Mercadona qui financent les travaux. Un virement bancaire arrivé deux semaines après avoir fait la demande sur la plateforme en ligne Alcem-Se. « Comparé aux nombreux mois que le gouvernement a mis pour verser des aides, c’était très efficace », conclut Silvia. Le communiqué de presse de Mercadona explique que son « apport total de 35 millions d’euros » a pour « objectif de réactiver le tissu économique des zones touchées par les inondations. » S’il s’engage à rouvrir sa boutique, tout commerçant sinistré peut recevoir jusqu’à 10 000 euros de l’entreprise.

Silvia et Francesco montrent la limite atteinte par l’eau le 29 octobre : 2 mètres 80. © Sidonie Blaise / Reportierra.

« Le peuple sauve le peuple »

En tout, plus de 4 600 travailleurs indépendants ont reçu une aide du groupe Mercadona. Dont environ 600 à Catarroja, selon les estimations de Martí Raga, l’entreprise de distribution n’ayant pas publié de chiffres par commune.

Quelques rues plus au sud, il entre dans une crèche où traînent pêle-mêle des minuscules toilettes cassées, des trottinettes couvertes de poussière brune et des dizaines de chaises hautes de 50 centimètres. L’établissement sera reconstruit avec les fonds de Mercadona la semaine prochaine. Un peu plus loin, les habitants affluent sous la halle du marché. Selon une maraîchère, la moitié des commerçants présents ont bénéficié de l’aide de Mercadona. C’est aussi le cas de la boutique de Monica Muñoz, juste en face, qui vend des sweatshirts personnalisables. Dans sa vitrine : des pulls avec le slogan « El poble salva el poble » (« Le peuple sauve le peuple »). Un mot d’ordre largement repris au lendemain des inondations, alors que les communes sinistrées attendaient encore les pompiers, policiers et militaires envoyés par les autorités.

Avec les dons de Mercadona, c’est désormais un autre « message » qui est envoyé. Plus « controversé » selon Martí Raga. Pour l’élu Compromís (parti de gauche valencien), cette aide venue du privé véhicule l’idée que « les gens riches seraient meilleurs que la démocratie, que le gouvernement régional ou national. » Pour Rachel Taberner, collaboratrice de Martí Raga, les dons de Juan Roig, à qui l’on prête des sympathies pour la droite de l’échiquier politique, sont « simplement du marketing. »

Une communication « très spéciale »

Journaliste économique et rédacteur en chef de Valencia Plaza, un média local en ligne, Javier Alfonso connaît « très bien » le valencien Juan Roig. Dans Historia de un éxito : Mercadona (Histoire d’un succès : Mercadona, non traduit en français), il raconte comment ce fils de bouchers a progressivement ouvert des épiceries et en a racheté d’autres partout en Espagne. Continuant « de grandir et grandir », il a fondé la première chaîne de supermarchés espagnols dans les années 1970. Aujourd’hui quatrième fortune espagnole avec 6,1 milliards de dollars, Juan Roig use d’une « communication très spéciale ».

Les jours suivants les inondations, l’entreprise a relayé sur ses réseaux sociaux l’aide alimentaire octroyée aux sinistrés et les dédommagements versés à ses employés. Mais le PDG a aussi été critiqué pour avoir fait travailler ses salariés le 29 octobre, malgré l’alerte rouge inondations lancée par l’Agence météorologique espagnole. Le conducteur d’un fourgon de Mercadona pris dans les eaux avait été filmé alors qu’il était secouru par des pompiers en hélicoptère. La vidéo avait fait scandale sur les réseaux sociaux.

Juan Roig, de l’homme populaire…

La semaine dernière, Juan Roig est venu sans prévenir dans les rues de Catarroja. « Il fait ça de temps en temps. Et tout le monde prend des photos avec lui », glisse Martí Raga, l’air las. Le PDG de 75 ans s’est ensuite rendu à Paiporta à cinq kilomètres au Nord, l’une des villes les plus affectées par les inondations. Dans cette commune toujours très marquée par la catastrophe, ses dons ont financé les travaux de quatre parcs publics et de nombreux commerces privés. Certains sont déjà terminés.

Les époux Sergio Saia et Maria Perez ont eux aussi reçu 8 000 euros de Mercadona pour refaire le store, la porte, la peinture et la décoration de leur restaurant La Taberna à Paiporta. « Depuis qu’on a rouvert notre restaurant, on a davantage de clients. Alors on aime encore plus Mercadona ! », se réjouissent-ils en montrant fièrement la photo de cet « homme bon » auquel ils ont servi le café la semaine dernière. Sirotant leurs boissons face au square Parque Infantil, ils poursuivent : « Juan Roig a fourni la meilleure aide depuis la catastrophe. »

Sergio Saia et Maria Perez dans leur restaurant La Taberna (Paiporta) lors de leur déjeuner, avec vue sur le square reconstruit par Mercadona. © Sidonie Blaise / Reportierra.

… à la figure paternaliste

Il est 17 heures et le Parque Infantil se remplit de dizaines d’écoliers. Depuis qu’il a été rénové par les ouvriers de Mercadona la semaine dernière, le square est plus fréquenté. La mairie socialiste a donné son accord pour installer plus de jeux et un nouveau terrain de basketball. Le chantier terminé, seule demeure sur une pancarte la discrète mention d’Alcem-Se. Mais tous les parents connaissent l’identité du bienfaiteur : « Chapeau ! », s’exclame Cristina.

Le panneau du Parque Infantil de Paiporta mentionnant Alcem-Se, la plateforme en ligne qui permet de recevoir l’aide de Mercadona. © Sidonie Blaise / Reportierra.

Avant, cette mère de deux garçons ne fréquentait pas ces magasins bon marché. Son sac de course Mercadona au bout des doigts, elle lâche : « C’est comme si je devais remercier quelqu’un. » Entre leurs énièmes tours de balançoires et de toboggans, les enfants aussi approuvent les « bonnes actions » de Mercadona.

L’animation du Parque Infantil, à Paiporta, à la sortie de l’école. © Sidonie Blaise / Reportierra.

Ici, on ne parle pas du « paternalisme » de Juan Roig, comme le fait Javier Alfonso. Le parc donne lieu à de nombreuses discussions enjouées qui font oublier le goût âcre de la poussière brune, flottant partout dans la ville. Et les cris des enfants couvrent le bruit des chantiers alentour.