Trois mois après les inondations, beaucoup de commerces n’ont pas encore relevé le rideau. « Les responsables de la région nous ont laissé tomber » : c’est le cri du cœur des commerçants de Paiporta, qui accusent le président de la région valencienne de les avoir oubliés.
Dans les rues de Paiporta, les vrombissements des perceuses se font entendre au loin. Leur son est lourd, pesant, harassant. Elles ne cessent de crier les bruits de travaux encore inachevés, trois mois après la catastrophe qui a ravagé les alentours de la ville de Valence, en Espagne. Elles sont aussi le symbole d’une population en résistance contre l’inaction d’une partie du gouvernement et de la région, laissant toujours aujourd’hui les habitants face à la fatalité de leur condition.
Les 29 et 30 octobre derniers, Paiporta essuie une catastrophe climatique qui n’a récemment d’égal que les terribles inondations de l’été 2021, en Espagne. En plein milieu de l’automne dernier, des vagues d’inondations dévastent les périphéries de Valence et réduisent à néant les existences de dizaines de milliers d’habitants, tout en épargnant son centre-ville. Écoles, commerces de proximité, centres administratifs, tout est balayé par des pluies diluviennes. Le bilan est tragique : 232 personnes périssent.
Devant la façade brisée de son enseigne, Sofia, 42 ans, propriétaire d’une onglerie rue Jaume, plonge la tête entre ses mains. Elle ne la relève que difficilement, par politesse, pour répondre à des questions dont elle n’a visiblement aucune réponse. Son ancien commerce est laissé à l’abandon depuis la tragédie. La façade, auparavant teintée d’un rose doux et tendre, laisse dorénavant pendre quelques affiches arrachées par la pluie et le vent.

« J’ai tout perdu, murmure Sofia, entre deux sanglots qui traduisent une douleur inaudible. Depuis cette fin octobre, je n’exagère pas lorsque je vous dis que ma vie a été détruite. J’ai investi toutes mes économies. Mon magasin est complètement sans dessus dessous, fracassé et sous des quantités de pierres et de poussière. » Elle concède : « Je n’attends rien de plus du gouvernement, car je n’ai perçu que peu d’aides. Elles ne sont pas à la hauteur des dégâts colossaux. C’est un effondrement dont je ne sais pas si moi et ma famille nous remettrons un jour. »
Le commerce local en ruine
Dans ce chaos, les commerces sont anéantis. Ils sont d’ailleurs l’une des premières victimes d’une catastrophe sans nom. Sofia fait partie de la liste noire des commerçants ayant perdu l’activité qui les faisait vivre. Face au désordre climatique et économique causé par les inondations d’octobre, 8 106 commerces locaux ont été touchés dans les environs de Valence. 70 % d’entre eux présentent toujours aujourd’hui des dommages graves. Si le gouvernement espagnol a débloqué plus de quatorze milliards d’euros depuis octobre pour venir en aide aux secteurs économiques en détresse, nombre de commerces restent encore bel et bien fermés.
Certains d’entre eux cherchent même repreneurs. Quelques mètres plus loin se trouve le salon Combar. Il est caché derrière une armée de ferraille faisant office de grillages. Devant, une interdiction d’entrer. Mais d’entrée, il n’en existe plus. Néanmoins, tout voyageur de passage penserait que ce petit bar de quartier aurait de quoi rapidement retrouver la vie. Sa belle façade recouverte d’un bleu azur, similaire au ciel de Paiporta ce jour-là, s’avère étonnement propre pour un café ravagé par des heures et des heures d’inondations. La propreté des lieux contraste avec les murs de brique rouge des autres petits cafés du coin. Pedro, 58 ans, en est le propriétaire depuis maintenant plus de dix ans. Il nous donne rendez-vous sur la place centrale de la ville.

Ses yeux racontent son immense peine à l’évocation de l’avenir incertain qui attend son café. « Après des mois et des mois à essayer de trouver une solution avec les banques pour sauver l’activité qui m’a rendu heureux pendant toutes ses années, je n’ai obtenu qu’un prêt minime, qui m’a seulement permis de faire de petits travaux, histoire de redonner un semblant de vie au café. Mais ce n’est pas suffisant pour racheter tout le matériel et réinvestir vraiment. » Le commerçant pense en effet à revendre son activité, faute de moyens pour lui redonner vie et l’entretenir.
Chaque jour qui passe laisse espérer à ce commerçant qu’un repreneur se manifeste. « Je n’ai plus le choix », narre-t-il, les larmes aux yeux, les yeux plantés vers le sol et le dos comme voûté sous le poids de la tristesse et de l’amertume. Entre deux hésitations, il reprend : « Je suis nostalgique de tous les bons moments passés à gérer mon café et à passer du temps avec mes clients. Mais aujourd’hui, reconstruire et dégager du revenu me paraît impossible et je n’ai tout simplement pas assez d’économies ». Sans acheteur rapide, le commerce sera définitivement abandonné, laissant Pedro sur le carreau et des centaines de clients privés de leur lieu de vie favori.
Des réouvertures qui redonnent de l’espoir
Si marcher dans Paiporta est une expérience frappante de tristesse, certains magasins parviennent à garder leur porte ouverte. Aidés par le gouvernement, les subventions de Juan Roig (le PDG de Mercadona, géant de la distribution espagnole) et leurs propres économies, certains commerçants ont petit à petit réussi à sortir la tête de l’eau. C’est par exemple le cas de Casilda et Maria, toutes deux propriétaires d’une des seules boulangeries de Paiporta. Leur commerce nous apparaît au loin comme une lumière dans la nuit, comparé au reste des magasins fermés, eux.
En ouvrant leur lourde porte en verre, le réconfort du dedans contraste avec le silence assourdissant et la désolation du dehors. La boulangerie de Casilda et Maria est un refuge de paix, où les odeurs de croissant et d’expresso brûlant vous emmènent loin des tas de ruines. Le petit commerce est habillé de murs mordorés, rappelant la couleur des viennoiseries. Débordées par une clientèle de quartier pressée, elles trouvent le temps de répondre à nos questions avec un sourire rassurant. Casilda explique que leur commerce a rouvert il y a un mois à peine, après des semaines de travaux.

Couplé à leurs économies, elles ont trouvé les fonds suffisants auprès de Mercadona pour racheter intégralement tout le matériel détruit et rénover de fond en comble leur magasin. « Ça a pris beaucoup de temps et ça nous a rongé les nerfs durant des semaines. Je me suis demandé comment nous allions nous en sortir. Le plus important pour rouvrir a été nos économies, qui nous ont permis de remettre au propre nos murs et de racheter des machines. »
À l’évocation de la question sensible des aides, Maria hausse le ton. Elle devient plus agressive et tourne sa colère contre le responsable de sa région, Carlos Mazón. « Ce type est un enfoiré (sic). C’est lui qui est responsable de tous ces dégâts et de cette catastrophe humaine et économique. Nous, ici, on n’a reçu aucune aide pour reconstruire et rénover nos commerces détruits. On a dû prendre sur nos économies d’une vie pour retrouver ce que l’on a perdu. »
« LA RÉGION N’A LITTÉRALEMENT RIEN FAIT »
Pour Nicolas*, membre de la chambre de commerce de Valence : « La situation est particulièrement compliquée pour les commerçants. Ils se sentent totalement démunis. Une grande partie n’a reçu qu’une indemnisation modeste. Sauf que face aux dizaines de milliers d’euros de dégâts, la région n’a littéralement rien fait. Alors que ceux qui ont rouvert sont ceux qui ont été le plus aidés ou les plus favorisés par de l’argent extérieur. »
Aussi, l’une des porte-paroles de l’association des représentants de commerce de Valence nous a confié que les « dégâts économiques et humains de Paiporta tentent d’être réparés au fil des mois, mais que cela prendra beaucoup de temps, compte tenu des manques financiers et de l’absence d’aides ».
Derrière le comptoir de sa boulangerie, Maria reprend de plus belle. « Par contre, Juan Roig nous a aidées. Il nous a même sauvées. Peu importe ce que les gens disent… Apparemment il se rachèterait en nous donnant de l’argent ou il se bâtit une réputation. Il a sauvé mon travail. Ici, on considère cet homme comme un saint et de fait il l’est pour moi. » La compagnie Mercadona a en effet débloqué 40 millions d’euros pour ses employés touchés par la catastrophe. Juan Roig a aussi annoncé l’ouverture d’une plate-forme d’aides directes de 25 millions d’euros pour les PME et petits commerces valenciens qui pourront obtenir jusqu’à 10 000 euros chacun.
Malgré l’espoir qui anime encore les commerçants de Paiporta, leur colère gronde. L’absence d’aides financières et le puissant sentiment d’abandon les fait régulièrement descendre dans la rue. « C’est notre dernière chance d’arriver à nous faire entendre », souffle amèrement Pedro, le responsable du café. Derrière lui, près de la place centrale, les magasins restent eux bien camouflés derrière d’épais rideaux de fer, verrouillés par des cadenas.
* Le prénom a été changé