Les quartiers populaires de la Torre et de Catarroja, habités par de nombreux gitans, ont été particulièrement touchés par les inondations. Fragilisée, se sentant marginalisée, la communauté gitane se serre les coudes pour reconstruire et relever la tête.
La boue est omniprésente. Incrustée entre les pavés, étalée en couche terreuse sur les véhicules ou dessinant des traces brunâtres sur les murs. Dans cette rue de Catarroja, dans la banlieue sud de Valence, les commerces ne sont plus que des carcasses éventrées et jonchées de débris. Une odeur d’humidité y flotte encore. « Ici, vingt-sept personnes sont décédées », souffle Rosa, membre de la communauté gitane. Sa voix se brise. Quatre mois ont passé mais la douleur, elle, reste intacte. Cette nuit du 29 au 30 octobre, des torrents de boue et d’eau s’abattent sur la ville, ravageant habitations et commerces. Depuis, la communauté gitane de Valence tente de se reconstruire. Face aux pertes et à la précarité, ses membres comptent sur une entraide indispensable pour reconstruire leur quotidien.
La voiture quitte la ville de Valence, et déjà s’éloignent les grandes allées verdoyantes bordées de hauts palmiers. En quinze minutes à peine, la ville, épargnée par les inondations, cède la place à sa banlieue sud, sévèrement affectée. Au cœur de cette zone sinistrée, la communauté gitane est particulièrement implantée, notamment à la Torre et à Catarroja. « Les Gitans ne sont pas des victimes », assène soudain notre accompagnatrice Trinidad Santiago Muñoz, médiatrice sociale de la Fédération autonome des associations de Gitans de la Communauté valencienne (FAGA). L’Espagne compte environ 750 000 Gitans et, selon un rapport de l’ONU publié en 2020, près d’un sur deux vit sous le seuil de la pauvreté. Pourtant, la communauté refuse d’être enfermée dans une image de victime. Au volant, Eliseo Muñoz Muñoz renchérit : « La marginalité et la pauvreté, ce sont les épithètes que l’on accroche généralement au nom de Gitan, je considère cela comme presque injurieux. » Par les fenêtres, le ravin du Poyo est visible. Difficile de s’imaginer, en voyant son lit asséché, que le débordement de cette petite rivière généralement à sec, a englouti des quartiers entiers.
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La solidarité avant l’État : l’unité gitane face à la catastrophe
Manuela a 38 ans, des traits tirés et un doux sourire. Cette nuit d’octobre, les eaux ont dévoré le rez-de-chaussée de sa maison, emportant avec elles 20 ans de souvenirs. « Les albums photos, les souvenirs… tout est parti avec la boue », confie-t-elle, refusant catégoriquement qu’on visite son domicile dévasté. Derrière elle, les marques terreuses sur le mur témoignent de la violence du phénomène : l’eau est montée ici jusqu’à deux mètres de hauteur. Sa maison se trouve dans un quartier périphérique où les logements modestes sur deux à trois étages abritent une importante communauté gitane. Impossible d’en connaître précisément le nombre, les Gitans refusent tout recensement. « Nous sommes des gens très travailleurs », insiste Manuela. Là encore, ce refus de l’apitoiement. Les Gitans forment un peuple fier. À ses côtés, Trinidad et Rosa acquiescent en silence.
Le souvenir des inondations de 1957, qui avaient fait plus de 80 victimes à Valence, reste vivace. De même que les travaux qui avaient suivi pour détourner le fleuve Turia pour protéger le centre-ville, au détriment de sa banlieue, plus exposée aux inondations. Pourtant, les trois femmes sont catégoriques, aucune n’avait conscience de vivre en zone inondable. « Les gens comme nous, la classe des travailleurs, nous l’ignorions », affirme Rosa. Dans ces quartiers vulnérables, aucune sensibilisation n’a été menée, y compris par les associations d’aide humanitaire. « Jusqu’ici, nous parlions de risques climatiques de manière générale, sans aborder les plans d’évacuation ou les gestes concrets », reconnaît Luis Llorens, directeur technique de la Croix-Rouge d’Aldaia, une autre ville touchée par les flots.
Vêtue d’un survêtement vert, Yolanda, 20 ans, se remémore avec émotion le lendemain des inondations. « Nous avons davantage été aidés par notre communauté et par le peuple que par l’État, s’enflamme-t-elle. Des Gitans sont venus avec des camionnettes du reste de l’Espagne et du Portugal pour nous donner de la nourriture et des vêtements. » D’un geste, elle désigne son compagnon, Manuel. Barbe noire et lunettes de soleil, il fait partie des milliers de volontaires qui ont traversé le Pont de la Solidarité – reliant Valence à sa banlieue sud – pour venir en aide aux quartiers sinistrés. Les associations gitanes se sont également mobilisées, à l’instar de FAGA. « Ils ont appelé chacun de nos foyers pour demander si nous avions besoin de quelque chose et nous dire qu’ils s’occuperaient de nous l’acheter », se rappelle la jeune femme qui a passé la nuit sur le toit devant l’inexorable montée des eaux.
Sous les eaux, les blessures du passé refont surface
À quelques kilomètres de Catarroja, le quartier de la Torre est plongé dans un silence glacial, figé dans le temps. Dans ces rues désespérément vides du district de Pobles del Sud, les rares passants se pressent sans un mot. Partout, les stigmates des inondations. De la boue séchée, des commerces fermés aux devantures fracassées et surtout ces messages rageurs : « Mazón [le président de la région de Valence]= 227 morts », « Gouvernement assassin » ou encore « Depuis trois mois, ils continuent à nous jeter de la poudre aux yeux. » Au sein de la communauté gitane, les inondations ont ravivé de vieilles blessures. La voix de Manuel se fait grave. « Nous, les Gitans, vivons depuis des siècles une certaine catastrophe. Quand les inondations se sont produites, c’était comme un retour dans le passé », lâche-t-il sous le regard approbateur de sa compagne. Un peu plus loin, Carmen revient de l’école avec sa fille. Ses paroles sont lapidaires : « J’espère me tromper mais j’ai l’impression qu’ils ont voulu nous tuer. »
Les inondations sont pour eux un écho de ce que la communauté gitane a subi à travers l’Histoire. Des lois anti-gitanes de la reine Isabelle la Catholique (1474-1504) au génocide des Tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale, chaque époque a laissé ses cicatrices. Et si le temps a passé, les discriminations, elles, n’ont pas disparu. « Tout le monde a déjà souffert de l’anti-gitanisme », confie Trinidad en recoiffant ses longs cheveux noirs. Elle marque une pause, puis ajoute : « Si je vais dans un supermarché d’un autre quartier, le vigile me suivra automatiquement. Et il me dira que c’est parce que je suis Gitane. » Voleurs, travailleurs au noir, marginaux : les stéréotypes collent à la peau de sa communauté. Derrière Trinidad, dans les locaux de FAGA, une banderole orangée commémore les 80 ans du génocide et ses 200 000 victimes en Europe.
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« Nous nous sommes vus et nous sommes tombés amoureux, un coup de foudre »
Face à une reconstruction qui s’éternise, les Gitans puisent leur résilience dans la communauté. Lors des repas de famille, entre deux plats traditionnels, la conversation revient inlassablement sur la « Dana » [le nom donné en Espagne au phénomène météorologique à l’origine des inondations] qui a tout balayé. Mais surtout, sur « la chance d’être en vie et ensemble », glisse Manuela. Un lien devenu au fil des mois « vital » alors que les aides financières tardent et que la moisissure envahit leur rez-de-chaussée, toujours inhabitable.
Dans les locaux de l’association, les armoires débordent de jeux colorés. Tous les jours, une aide aux devoirs est proposée aux enfants, Gitans ou non, de 17 à 19 heures. Pour Trinidad Santiago Muñoz, il est fondamental de dépasser les frontières de sa communauté. Pendant les inondations, son association a distribué à tous ceux dans le besoin. « La société espagnole a vu l’humilité et la générosité de la population gitane. Enfin, ils ont pu voir un aspect positif chez nous », sourit-elle avant d’énumérer les nombreuses initiatives portées par l’association, de la santé à l’éducation des jeunes femmes. Elle évoque l’exemple de son beau-père, sillonnant les rues en fourgonnette pour distribuer de l’eau aux sinistrés. « Le peuple gitan, c’est faire le bien sans regarder à qui on le fait », conclut-elle fièrement.
« Aucun Gitan n’a perdu sa vie dans les inondations », affirme Rosa en longeant une école de Catarroja ravagée par les flots. Dans la cour, seule une chaise en bois tient encore debout au milieu des décombres boueux. Pour elle, ce miracle repose sur la solidarité intergénérationnelle gitane. « Beaucoup de victimes étaient âgées mais, chez nous, elles ne sont jamais seules », explique la quarantenaire.
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Quant à la crainte d’être assimilé à une victime, elle se traduit aussi par la méfiance de la communauté gitane envers l’aide psychologique. Manuela refuse tout suivi proposé par la Croix-Rouge. « La femme gitane, c’est le pilier de sa maison, le menhir. Toute la famille repose sur la femme. Si je m’écroule, c’est toute la maison qui s’effondre », soupire-t-elle en serrant les poings. Toute de noir vêtue, Rosa hoche de la tête. Pourtant, chaque nuit, elle dort près de ses enfants, incapable de les laisser seuls.
Et puis, il y a cette histoire d’amour née au milieu de la boue et des gravats, quelque part entre la route d’Alba et la rue del Castell de Corbera. Sous le soleil de février, Yolanda et Manuel se tiennent la main. « Nous nous sommes rencontrées au cœur de la Dana », raconte le jeune homme. Il rit, ravi de se replonger dans ces souvenirs. Ce jour-là, il venait simplement prêter main-forte aux habitants touchés par la catastrophe. Elle était descendue nettoyer la boue dans son quartier. « Nous nous sommes vus et nous sommes tombés amoureux, un coup de foudre », poursuit-il. Un amour né dans l’urgence, dans l’entraide instinctive qui a soudé la communauté gitane face au désastre. Une histoire symbole d’une communauté qui ne plie pas, même dans la tragédie.
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