Ils n’en viennent pas à boue 

Paiporta, dans la banlieue sud de Valence, a été dévastée par une vague subite de boue de près de deux mètres de haut en octobre dernier. Quatre mois après, la ville porte encore les stigmates du désastre. Vase omniprésente, égouts saturés et odeurs pestilentielles rythment le quotidien des habitants.

« Tant que les égouts seront pleins, on n’en sortira pas », soupire Rosa en repoussant une flaque d’eau boueuse. Devant la porte de son immeuble, la quinquagénaire tente de limiter les dégâts de la pluie qui vient de tomber sur Paiporta. « La première averse importante depuis la Dana » – nom de la goutte froide dévastatrice qui a frappé la région de Valence le 29 octobre.

Dans la commune la plus touchée par les inondations, chaque goutte de pluie inquiète. Les 75 kilomètres d’égouts, encore saturés par les restes de la vague de boue de deux mètres de haut, menacent de déborder.

 « L’odeur de nos morts »

« Quatre mois après les inondations, la boue est toujours là », se lamente Rosa, dont le logement a été complètement détruit. Quelques minutes d’orage ont suffi à transformer sa rue pavée en pataugeoire marron. Rosa agite le manche de son balai pour désigner l’épaisse mare qui s’échappe du salon de coiffure de sa
voisine : « les conduites d’eau refluent. Tout ça, c’est les restes de la Dana. »

Les égouts dégagent un fort relent d’essence, de soufre et de pourriture. « L’odeur de nos morts » pour Rosa, à qui les effluves rappellent celle des corps en état de putréfaction après la catastrophe. Parmi les 232 victimes des inondations, au moins 62 personnes ont perdu la vie à Paiporta.

Écharpes ou manches de manteau, tout est bon pour se protéger de l’odeur qui a envahi la rue après la pluie. © Eliette Pellissier / Reportierra.

« Cette odeur, elle m’habite », confie gravement Rosa. Autour d’elle, les passants tentent de contourner la flaque. Le regard tourné vers deux femmes qui se bouchent le nez, Rosa avoue : « C’est comme si on me plantait un poignard dans le cœur. Ça me rappelle que moi je suis encore sale et pleine de boue »,
soupire-t-elle avant de déverser son seau d’eau brune dans la bouche d’égout la plus proche. Daniel, son mari, secoue la tête : « Ne vide pas ça là ! » Mais Rosa continue : « Je sais bien qu’on ne doit pas mettre la vase dans les égouts. La mairie et l’armée nous l’ont bien répété. Mais je n’ai pas le choix. »

Dans les semaines qui ont suivi la catastrophe, les autorités avaient mis à disposition des bennes et des sacs afin d’éviter que les habitants et les volontaires engorgent les égouts des détritus récoltés. « Aujourd’hui on n’en a plus », explique Daniel, un tuyau d’arrosage à la main.

Ennemi invisible

De l’autre côté du Poyo del Barranco, le fleuve – redevenu sec – d’où l’eau a débordé en octobre, José montre une petite flaque d’eau brunâtre. Elle s’est réinstallée devant son appartement du rez-de-chaussée après la pluie. « Dans les premières semaines, la boue se glissait partout, du moins dans ma maison qui s’est remplie de gadoue », raconte l’homme de cinquante-six ans. « Elle n’avait pas l’odeur normale de la terre, mais celle de viande putréfiée. » Quatre mois plus tard, il ne la sent plus. « Ou alors je m’y suis habitué, je ne sais pas », lance-t-il en souriant.

« Elle se cache partout », ironise-t-il, en montrant les poches d’une veste en cuir où il a découvert un mélange de moisissure et de terre séchée. « J’aimerais l’oublier. Mais dans n’importe quel coin que tu crois avoir nettoyé, elle est là. »

Luna, un des chiens de José, est devenue sourde après que la boue se soit logée dans ses oreilles. © Eliette Pellissier / Reportierra.

Il en a même découvert dans les oreilles de Luna, l’un de ses trois chiens. « De l’eau et de la boue y sont entrées la nuit du 29 octobre. Le vétérinaire a dû la soigner parce qu’elle avait perdu l’ouïe. »

Le regard tourné vers le ravin, José observe le ballet des camions qui s’activent pour pomper les restes de terre humide et collecter les déchets. « Pire que ce qu’on a connu, cela ne pourra pas nous arriver. »

Manque de moyens

Vicente Sepulcre n’en est pas si sûr. Pour le responsable municipal du nettoyage de Paiporta, les rues ont retrouvé un semblant de normalité, mais sous terre, rien n’est réglé. « Cela demande des moyens logistiques que l’on n’a pas et qui ne semblent pas prêts à arriver », lâche-t-il en serrant les dents.

Pas question pour autant de ne pas travailler : dans sa chemise bleue impeccablement repassée, Vicente est venu vérifier l’avancée d’un des derniers parkings encore en cours de nettoyage. La majorité ont déjà été lavés, en priorité ceux qui présentaient un risque d’effondrement ou qui contenaient un nombre important de cadavres.

« Nous avons nettoyé 326 parkings souterrains, il en reste trois. On aura terminé dans quatre jours », déclare fièrement l’agent municipal. La maire de Paiporta, Maribel Albalat, avait pourtant déclaré il y a un mois que l’ensemble des garages de la commune étaient débarrassés de la boue. « Un problème de communication, reconnaît Vicente. Il s’agissait de la fin de la première phase pour retirer la majeure partie de la terre. La deuxième, encore en cours, est celle du traitement pour rouvrir les garages. »

Gerardo Suárez est chargé d’ouvrir les vannes du camion. Un tuyau projette de l’eau sous pression, l’autre aspire la boue diluée. © Eliette Pellissier / Reportierra.

Derrière lui, sept hommes multiplient les allers-retours entre un camion benne imposant et l’entrée sombre d’un parking où un corps a été retrouvé quelques jours après la catastrophe. Au total, quinze entreprises et vingt équipes ont été mobilisées pour le nettoyage des garages souterrains, venues de « partout, de toute l’Espagne et même du Maroc. Mais une seule de Valence », regrette-t-il. « La plupart refusent de venir, car les machines souffrent. Elles sont conçues pour fonctionner 4 heures, mais ici elles tournent douze à vingt-quatre heures sans interruption », explique Vicente.

Gerardo Suárez est venu de Barcelone. Ce conducteur d’Hydroclean, une entreprise de nettoyage industriel, est arrivé à Paiporta une semaine après la Dana. « Dans les parkings, on commence par les murs et plafonds puis on s’attaque au sol. Un premier tuyau projette de l’eau à 200 bars de pression, un autre aspire la boue et l’évacue vers les égouts », explique-t-il avant d’ouvrir les vannes du camion orange. L’eau est projetée dans les tuyaux dans un vrombissement assourdissant.

Sous terre, les ouvriers s’activent. Ici, protection auditive, masque, bottes et combinaison sont obligatoires. Les règles sont appliquées à géométrie variable : casque et gant chez certains, jogging délavé, vieille doudoune et cache-cou coloré chez les autres.

Les ouvriers de l’entreprise Hydroclean sont équipés pour se protéger de la boue et des particules toxiques qu’elle contient.
© Eliette Pellissier / Reportierra.

« Les protections, moi j’en ai pas besoin. La boue, c’est pas un problème, sauf quand c’est de la poussière », ricane Gerardo. L’air oppressant chargé de particules laisse penser le contraire. Au bout de quelques minutes, la respiration devient difficile et le mélange d’essence et de soufre donne mal à la tête.

Alors pour ne pas rester trop longtemps dans le parking, les mouvements sont rapides. Après l’ouverture des vannes, trois hommes aux épaules carrées tirent les tuyaux vers un coin sombre encore infesté de boue. Une chaîne humaine s’organise. Pendant que les parois sont nettoyées au Kärcher, les plus jeunes de l’équipe poussent l’eau avec des raclettes rouillées. Une voix hurle « Agua, agua ! » Le tuyau aspirateur s’arrête brusquement et l’eau noire monte en un instant. L’équipe travaille dans ces conditions six jours sur sept.

« Pour l’instant, nous avons remboursé cinq millions d’euros aux entreprises de nettoyage, mais l’estimation totale est de 90 millions », explique le représentant de la municipalité. Pour lancer les travaux, la mairie de Paiporta a avancé les frais, mais ils devraient être pris en charge par le ministère de l’Environnement. « L’aide arrive au compte-gouttes, alors on fait le maximum pour protéger la population en lavant les parkings. Les égouts, ça peut encore attendre. »

« On en a pour un an au moins »

« Les canalisations, c’est le vrai problème. » Juanfran soulève une plaque d’égout pour mesurer l’ampleur des dégâts de la pluie de la veille. « On met le paquet pour essayer de vidanger les égouts obstrués. Mais avec la tempête d’hier, ils sont à nouveau pleins à 30, 50 voire 70 %. »

Originaire de Murcie, à 170 kilomètres de Paiporta, Juanfran est d’abord venu comme bénévole pour participer au traitement des égouts. © Eliette Pellissier / Reportierra.

« Quand l’inondation est arrivée, les gens soulevaient les plaques pour tout jeter dedans. Maintenant, le réseau est complètement bouché, 60 % des collecteurs sont à remplacer », déplore l’égoutier. Face aux critiques qui pointent la lenteur du nettoyage du réseau souterrain, le professionnel est fataliste. « Si on ne le débouche pas plus vite, il pourrait y avoir une nouvelle catastrophe. Mais j’y peux rien. »

Les 75 kilomètres d’égouts sont encore saturés par les inondations d’octobre. © Eliette Pellissier / Reportierra.

La peau rougie par le soleil et par la poussière ocre qui recouvre la ville, Juanfran nettoie, extrait la boue, et la transporte vers un des points de déchargement de la banlieue de Valence. Elle y est séchée et traitée par le groupe public Tragsa. À terme, la terre pourrait être utilisée dans la construction.

Venu de Murcie, à deux heures de voiture au sud de Valence, Juanfran et ses collègues se sont engagés comme bénévoles au lendemain de la catastrophe : « Depuis, la mairie de Paiporta nous a embauchés en prévoyant trois à quatre mois de travail. J’y crois pas ! On en a pour un an au moins. La boue, c’est un vrai calvaire. »