Ces sinistrés qui dépendent toujours de l’aide alimentaire

Les files d’attente pour récupérer des vivres sont encore longues dans les points de distribution de Paiporta, trois mois après la catastrophe. Dans un climat d’hostilité envers les autorités, des bénévoles distribuent, cuisinent et stockent des produits alimentaires pour venir en aide aux sinistrés. 

Le local est une ancienne blanchisserie détenue par une des bénévoles qui le prête gratuitement © Antoine Depeuille / Reportierra.

« On demande l’essentiel pour l’hygiène, des biscuits, des pâtes, des fruits », résume Cristina, tout juste servie au point de distribution, des sacs de course remplis de vivres dans les mains. Cela fait un mois que cette travailleuse en usine se rend à cette antenne d’aide alimentaire, située sur une rue passante de Paiporta. « Nous venons à ce point car la mairie a fermé plusieurs autres centres de soutien alimentaire », enrage cette femme d’une quarantaine d’années au regard las. 

Cette ville de 25 000 habitants de la périphérie sud de Valence est la plus endeuillée par les inondations survenues le 29 octobre dernier en fin d’après-midi. Le phénomène météorologique que tout le monde ici appelle « Dana » [dépression isolée en haute altitude en espagnol] aurait causé une soixantaine de victimes dans cette localité. 232 morts et trois disparus sont recensés au total, la plupart dans la région de Valence. 

Quelques mètres derrière le point de distribution passe le lit de la rivière asséchée, celui-là même que la vague a emprunté pour submerger la ville. En ce début d’après-midi, comme depuis presque quatre mois, une file d’attente de 50 mètres se forme avec discipline pour récupérer des produits de première nécessité. Une cinquantaine de gens avancent au milieu des cagettes d’oranges et d’oignons qui s’empilent sur le trottoir. Et la queue ne désemplit pas, des habitants, seuls ou en famille, viennent la regarnir. Une forte proportion de personnes âgées figure parmi les bénéficiaires des dons. Les séniors, habitant pour beaucoup aux rez-de-chaussée des immeubles, ont été les plus affectés par la soudaine montée des eaux. 

« On se sent comme un vagabond qui mendie, personne n’aime mendier », déplore Cristina, qui ne manque pas d’applaudir le travail des volontaires du point de collecte. Mais parfois les produits manquent : « Je venais pour de l’eau et il n’y en avait pas », regrette Cristina, qui raconte avoir marché presque deux heures de Paiporta à Valence les premiers jours de la catastrophe pour récupérer de l’eau dans des magasins qui étaient pillés. Alors que beaucoup d’habitants considèrent encore l’eau du robinet comme non potable, la mairie nuance. « Les habitants peuvent la boire, mais à titre préventif, nous recommandons à ceux qui ont des doutes de privilégier l’eau minérale », explique la municipalité, qui concentre les critiques tout autant que les autorités régionales et centrales. 

Des donateurs aux quatre coins du pays

« Au suivant ! », annonce Teresa au milieu du bourdonnement de la foule et du crépitement des sacs plastiques qui se remplissent allègrement. Cette retraitée de 70 ans est la responsable du groupe qui totalise huit volontaires depuis le 17 novembre dernier, deux semaines après les inondations. Les habitants et leurs chariots de course défilent devant elle et ses deux associées du jour. Première étape : contrôle de la carte d’identité pour vérifier que la personne réside réellement à Paiporta. Une étape indispensable car au début des distributions « beaucoup de gens venaient d’autres villes pour bénéficier des dons », explique Teresa.

Beaucoup de produits proviennent de dons et de collectes organisées dans des écoles aux quatre coins du pays. Pour leur rendre hommage, à droite du stand, un portant affiche les dessins des enfants et les messages des municipalités donatrices. « Ils glissent des dessins des enfants des écoles, c’est vraiment adorable », s’émeut la dame aux yeux bleus perçants et à la voix chevrotante. Plus à l’intérieur de la boutique, les piles de cagettes de nourriture ont créé un labyrinthe. Sur les murs, des papiers « sans gluten », « pots de céréales pour bébé » ou « hygiène personnelle » permettent aux volontaires de se repérer plus facilement. 

13 h 30 sur la montre, c’est l’heure de la pause. « On ferme ! », annonce Teresa à la foule encore nombreuse et insistante. Les distributions se font de 10 h 30 à 13 h 30 puis entre 17 heures et 18 h 30.

À force de porter de lourdes charges, Teresa avoue souffrir du dos. © Antoine Depeuille / Reportierra.
Des papiers certifiant des dons de municipalités de toute l’Espagne sont affichés à l’entrée du local. © Antoine Depeuille / Reportierra.

Tupperwares et disco

Plus à l’ouest de la ville, dans une rue calme et poussiéreuse, une porte discrète mène au local du collectif Nuestra Huella [Notre empreinte]. En cette fin de matinée, des musiques disco des années 80 résonnent dans la cuisine où une odeur de tomates et d’épices se fait déjà ressentir. « Pour ce midi, c’est pommes de terre à la Riojana ! » [plat à base de pommes de terre, d’épices et de chorizo], sourit Mari Carmen, remuant une longue spatule en bois dans une grande marmite. Cette salariée dans la grande distribution qui était en arrêt maladie au moment de la catastrophe n’a pas hésité à s’engager dès le départ. Depuis le 1er novembre dernier, du lundi au samedi, elle et ses neuf collègues assurent la préparation et la distribution de plats chauds à destination de quelque 200 habitants pour chaque déjeuner.

À 13 h 30, la file d’attente est déjà longue. Dans ce quartier modeste, la plupart des habitants sont des seniors ne disposant que de petites retraites. En attendant d’être servis, les discussions vont bon train et le centre de ravitaillement est devenu un point de retrouvailles : « Ah, tu es le frère d’Ana ? », « Ta mère discutait beaucoup avec la mienne ». Pourtant, lorsqu’au départ la distribution des plats s’effectuait à l’intérieur du local « les gens se battaient, certains prenaient tout ce qui était mis à disposition », se rappelle Toni, le fils du propriétaire qui prête le local. Désormais, les habitants restent dehors et donnent leurs tupperwares, qui sont remplis à l’intérieur dans la cuisine. 

À peine servi et mettant ses deux tupperwares remplis dans son sac plastique, Juan demande aux volontaires un petit supplément. On lui donne deux oranges et une poire. Endeuillé par la mort de son oncle et de plusieurs amis qui se sont noyés dans leur maison ou leur garage, lui aussi a participé à la distribution de nourriture pour les personnes âgées. « Je ne peux pas y consacrer tout mon temps parce que j’ai aussi besoin de chercher du travail », regrette l’homme de 60 ans dont la pension d’invalidité ne lui permet pas de « couvrir suffisamment les dépenses ». 

Mari Carmen a perdu un neveu pendant les inondations du 29 octobre 2024. © Antoine Depeuille / Reportierra.

Ragoût et fabada

Une demi-heure passe et la file se vide. Pour Mari Carmen et ses collègues, il est temps de prévoir les menus de la semaine prochaine. Pour jeudi ce sera « ragoût de pommes de terre avec piments et oignons » ou « fabada » [un ragoût composé de haricots blancs et de chorizo]. Entre les blagues et les rires, la complicité entre les membres du groupe est évidente. Pourtant, personne n’était en contact avant la catastrophe. « Nous nous connaissions en tant que simples voisins du village mais nous n’étions pas proches comme maintenant », explique Mari Carmen. 

En dépit de l’apparente légèreté qui règne dans le local, la colère contre les autorités est encore vive. Un ressentiment largement partagé par la population de la ville. « Ils ont sorti une loi disant que les habitants doivent payer l’eau que les bénévoles ont utilisée pour nettoyer. C’est honteux », s’indigne Mari Carmen. De son côté, la municipalité indique ne pas comprendre pourquoi les factures ont été envoyées et assure « enquêter sur le sujet ». La cuisinière en herbe accuse également l’édile d’avoir « abandonné le peuple » et de n’être jamais venue rendre visite aux points de distribution.

À l’autre bout de la ville, dans la zone industrielle poussiéreuse où des montagnes de carcasses de voitures occupent les terrains de sable, se dresse un immense entrepôt investi par l’ONG basque GBGE [Association sociale des volontaires de Galdakao]. L’organisation s’est chargée de stocker et répartir les marchandises dans les trois points de distribution de Paiporta et dans d’autres villes affectées. Aux manettes d’un chariot élévateur, Angel s’active pour remplir un camion de palettes de marchandises. Ce semi-remorque, Angel l’a acheté de ses propres sous lorsqu’il est venu de Catalogne avec ses deux petits frères et son père à la mi-novembre. Ici la plupart des travailleurs ne sont pas de Paiporta. « Il y a beaucoup de Galiciens et de Catalans », confie l’humanitaire de 22 ans.

Avant de s’engager dans l’ONG GBGE à Paiporta, Angel travaillait dans la gestion financière en Catalogne. © Antoine Depeuille / Reportierra.
L’ONG GBGE collabore avec la mairie, qui envoie les donations qu’elle reçoit vers l’entrepôt. © Antoine Depeuille / Reportierra.

Engagement 24h/24

L’entrepôt, particulièrement sombre et silencieux, a définitivement arrêté la réception de colis puisque le propriétaire souhaite reprendre son exploitation. Alors, en cette ultime phase de travail, le jeune homme se désole du départ progressif des militaires qui aidaient à l’entrepôt. Malgré cette amertume, il met un point d’honneur à offrir « une sortie digne » aux produits issus des dons « par respect pour les contributeurs ». 

Dans sa déambulation, Angel reconnaît les yeux fermés la localisation de chaque type de produit dans le vaste hangar. « On a reçu beaucoup trop d’alimentation infantile par rapport à la demande », note-il à la vue des monticules de petits pots et de céréales pour bébé. 

Plus loin, les bureaux de l’entrepôt ont été transformés en lieu de vie pour les volontaires qui vivent pour beaucoup sur les lieux. Dans la cuisine, les traces sur les murs témoignent du passage de l’eau pendant les inondations. Plus haut, deux étages servent de dortoir. Les matelas alignés et à même le sol font office de lit. Le regard fixé sur ces chambres communes de fortune, le jeune catalan ne manque pas de souligner la fatigue physique et psychologique de ce mode de vie. « La charge de travail et la gestion des bénévoles sont dures », souffle celui qui est rentré en Catalogne seulement six jours depuis novembre.