Valence, laboratoire d’une cuisine plus durable

Face aux bouleversements climatiques, les chefs avant-gardistes de la ville réinventent leur art. Produits locaux en péril, saisons imprévisibles, menus bouleversés : dans les coulisses des cuisines, une révolution culinaire est en marche.

21 h 30, cuisine du restaurant RIFF. Une odeur de viande grillée flotte dans l’air, ponctuée par le bip régulier des appareils. Le chef allemand Bernd Knöller, une étoile Michelin au compteur, se penche sur un plan de travail en marbre. Avec une précision chirurgicale, il dépose du caviar à l’aide d’une cuillère dorée dans une assiette biscornue. Autour de lui, quatre cuisiniers aux bras tatoués, tabliers bleu foncés impeccables, s’affairent en silence sous deux grosses lampes, pinces à la main, concentrés comme des chirurgiens en pleine opération. Cette chorégraphie millimétrée se répète chaque soir dans les huits restaurants étoilés de Valence. Une ville où la gastronomie durable n’est pas un vain mot, mais un engagement quotidien.

Une tradition culinaire millénaire

Cette ville de l’est de l’Espagne est une référence internationale en matière de gastronomie durable. Elle compte 17 établissements dans le We’re smart green guide, un classement régulièrement repris dans la presse spécialisée, qui met en avant une gastronomie végétale, durable et locale. Valence accueille aussi des chefs de renom comme Begona Rodrigo, couronnée meilleure cheffe de légumes d’Europe en 2023 par ce même guide, ou Ricard Camarena, chef du restaurant qui porte son nom et qui figure dans le top 10 des meilleurs restaurants de cuisine végétale du monde.

Pour Paco Alonso Araujo, journaliste et auteur de plusieurs livres sur la gastronomie valencienne, ce succès s’explique par l’abondance des produits cultivés dans la plaine agricole de Valence (la Horta). Elle génère, par exemple, près des deux tiers de la production espagnole d’oranges. « La région bénéficie d’une tradition culinaire millénaire avec des influences de diverses civilisations : Rome, Grèce, Phéniciens, Islam… explique Paco Alonso Araujo, le gouvernement régional a vu une grande opportunité dans la gastronomie et l’a promue, pariant sur la célébration d’événements tels que le Gala Michelin et l’édition des 50 meilleurs restaurants du monde. »

Mais cette belle mécanique a été brutalement perturbée en octobre dernier. Des inondations meurtrières ont frappé le sud de la région. Des milliers d’hectares de vergers d’agrumes, de cultures de kakis, et de champs de riz ont été endommagés. Gorgés d’eau, les fruits et les légumes pourrissent, les engins agricoles sont eux rouillés et inutilisables.

Au marché central de Valence, les conséquences sont visibles. Derrière leur étal de fruits et légumes, un couple de producteurs sexagénaires arrange des barquettes de fraises rutilantes. « Les produits les plus touchés sont ceux qui poussent au Sud », explique l’homme en désignant laitues, salades et artichauts. Plus loin dans l’allée, une petite ardoise pend tristement à un crochet. Dessus, un message s’excuse pour l’absence de stock qui touche les fleurs comestibles de l’étal.

cuisiner l’instant, s’adapter au vivant

Un chef souriant dans sa cuisine.
Alberto Alonso tient le restaurant 2 Estaciones avec sa femme Mar Soler dans le quartier de Russafa. © Axelle Debaene / Reportierra.

À quelques kilomètres de là, dans le quartier branché de Russafa, le chef Alberto Alonso traîne un cabas, duquel dépasse un poireau. Il sort du marché du quartier pour rejoindre son restaurant, 2 Estaciones. Depuis 2015, il y réinvente la tradition avec sa femme Mar Soler, elle aussi cheffe. Une olleta mijote doucement. Ce plat traditionnel valencien, proche d’un pot-au-feu avec des haricots blancs, se voit agrémenté par Alberto d’une touche de truffe noire. L’odeur des pains qui dorent au four envahit la petite cuisine. Sur le plan de travail, un cuisinier découpe méticuleusement des poivrons verts pendant qu’une pâte à cookies attend son tour.

Sur la devanture, la plaque du Bib Gourmand Michelin 2024 brille à côté de celle du We’re smart green guide. Récompensé pour sa cuisine durable, 2 Estaciones change de menus selon les saisons. « Pour préparer ma carte, j’appelle mes fournisseurs un mois à l’avance et je travaille avec ce qu’ils ont à me proposer », explique Alberto en vérifiant ses livraisons. Quand l’inspiration manque, il arpente le marché de Russafa. Ses plats naissent d’une collaboration avec son équipe multiculturelle, puisant dans leurs souvenirs d’enfance. Ses cuisiniers sont principalement originaires d’Amérique du Sud, mais d’autres viennent aussi d’Europe. La soupe à l’oignon servie ces dernières semaines est ainsi une réinterprétation de la recette de la mère française de l’un d’eux.

En plus des effets des inondations sur sa clientèle, Alberto a remarqué un changement dans les saisons ces dernières années. « Notre menu d’hiver commence habituellement le 23 décembre, cette année, on a dû le lancer le 23 janvier à cause du changement climatique. »

RIFF : une étoile au service d’une cuisine responsable

Un chef cuisinier en pleine action.
Au RIFF, le restaurant étoilé du chef allemand Bernd Knöller, les menus démarrent à 70 euros par personne. © Axelle Debaene / Reportierra.

De retour au RIFF, toujours dans le quartier Valencien de Russafa, le chef Bernd Knöller poursuit sa quête d’excellence tout en respectant les traditions locales. Il peste pourtant : « On mange trop de viande. Il y a trop de malbouffe dans le monde. Le poisson que j’achète à Valence est plus cher que celui qui vient de l’autre bout du monde. » Mais, l’Allemand ne se décourage pas. Presque tous ses produits sont locaux. « Je n’ai jamais pensé faire autrement. On a de si bons produits à Valence, pourquoi s’en priver ? »

Entre deux questions au chef, un premier plat arrive : un œuf poché frit sur un lit de chou kale de la région dans une sauce au beurre de mouton, couronné de petites gambas. L’assiette est brûlante, l’œuf parfaitement coulant. C’est l’un de ces plats qui restent gravés dans un coin de votre mémoire. Vient ensuite le plat signature du RIFF : un plat de spaghettis avec parmesan, tomates et basilic. Rapidement, les pâtes coulent sous la cuillère. En bouche, elles sont en réalité une glace, saupoudrée de noix de coco avec une confiture de tomate valencienne. Une curieuse alliance, qui laisse sceptique. Le chef Knöller, lui, dresse une assiette. « Je déteste ma génération, parce qu’elle dit toujours à la suivante quoi faire », lâche-t-il dans un sourire. Son conseil à la future génération de chefs qui devront faire face au changement climatique ? « N’écoutez pas les boomers ! » lance-t-il dans un rire discret.

El Poblet : rigueur et créativité

Un chef en action.
Le chef Luis Valls est aux commandes d’El Poblet depuis 2014. © Axelle Debaene / Reportierra.

Changement de décor à El Poblet, deux étoiles Michelin. 20 h 30, la cuisine est un ballet silencieux. Huit cuisiniers en toques et tabliers blancs s’affairent dans un espace tout inox, d’une propreté chirurgicale. Le chef Luis Valls, ses deux étoiles tatouées sur l’avant-bras, prépare le plat signature de la maison. Ses gestes sont d’une précision millimétrée : il dispose des petites crevettes, les recouvre d’une mousse rose, saupoudre une poudre plus foncée, couronne le tout d’une fleur de courgette marinée dans du vinaigre de kombucha. L’assiette blanche en forme de pétale d’orchidée devient une fleur sous ses doigts. L’alliance entre douceur et acidité est saisissante. La mousse, d’une douceur aérienne, cache un vinaigré bien présent, mais pas trop prononcé.

À chaque mouvement en cuisine, il passe un coup de chiffon sur le plan de travail déjà étincelant. Quand on demande à photographier le plat, il nous arrête pour essuyer une dernière fois la surface. C’est ça l’esprit du Poblet : l’excellence à tout prix. Ici, 80 à 90 % des produits proviennent de la région de Valence. Le secret pour une cuisine durable ? « Travailler main dans la main avec ses producteurs, et établir une relation de confiance avec eux », selon le chef du Poblet. « On aurait aussi aimé avoir notre potager, mais c’est difficile dans une grande ville comme Valence. » Pour aller toujours plus loin dans l’engagement, tous les membres de l’équipe viennent au travail en mobilité douce : vélo, rollers, transports en commun.

Une assiette en forme de pétale d'orchidée remplie de petites crevettes, d'une mousse rose et d'une courgette.
Chez El Poblet, les menus démarrent à 108 euros par personne. © Axelle Debaene / Reportierra.

Une gastronomie en mutation : entre résilience et solidarité

Le chef Luis Valls, dont la maison a été inondée lors de la catastrophe d’octobre 2024, remarque lui aussi l’impact du changement climatique sur ses produits : « La saison des artichauts commence de plus en plus tard et dure moins longtemps. Les fleurs d’amande sont en train d’éclore, elles sont en avance. Et l’eau de Valence est plus chaude, les pêcheurs du port doivent aller chercher certains poissons plus loin et plus profondément. » Il faut alors s’adapter, transformer et réinventer. Il ajoute, en pointant du doigt une rangée de bocaux alignée sur un mur : « Cuisiner de façon responsable c’est aussi éviter le gaspillage alimentaire. On utilise beaucoup de lacto-fermentation pour conserver nos produits le plus longtemps possible. » Cette technique permet de transformer les sucres en acides lactiques à l’aide de bactéries. Elle est notamment utilisée dans la choucroute, le kimchi ou les yaourts. « Chez Poblet, on essaie aussi d’utiliser toutes les parties de nos produits », dit-il en pointant les fleurs de courgette.

Les restaurants s’adaptent. À 2 Estaciones, El Poblet et au RIFF, on jongle avec les produits disponibles. Les chefs innovent, fermentent, transforment. Derrière les paillettes des étoiles Michelin, c’est toute une gastronomie qui se réinvente face au changement climatique. Dans les cuisines de Valence, l’excellence se conjugue désormais avec résilience.