Les inondations dans l’objectif des photographes

Le 29 octobre et les jours suivants, les images des inondations ont fait le tour du monde. Retour sur les lieux de la catastrophe avec ceux qui l’ont photographiée. 

Ce soir-là, les inondations frappaient violemment la région de Valence, causant la mort de 232 personnes et laissant derrière elles des paysages dévastés. Capturant, tout du long, des images marquantes, les photographes racontent la catastrophe.

Traverser le fleuve de la Turia, c’est basculer d’un territoire épargné à un monde ravagé par des inondations meurtrières. Pour relier les deux rives : le pont de la Solidarité, renommé ainsi en l’honneur des nombreux volontaires l’ayant emprunté pour aider à déblayer les sinistres. Lorsqu’on le traverse, ce sont les événements du 29 octobre qui pèsent sur le cœur. L’endroit est empreint d’une tristesse silencieuse. En signe de deuil, des fanions noirs accrochés aux rambardes flottent dans la brise. Des bougies placées à même le sol appellent à la mémoire des victimes.

Une fois de l’autre côté, on tombe sur la Torre, une ville fortement touchée trois mois plus tôt. Lorsque le déferlement débute, le photojournaliste Alberto Saiz n’hésite pas. Photographier les catastrophes est un métier qu’il exerce depuis 25 ans pour la presse locale et internationale. « J’ai commencé en couvrant les faits divers pour un journal espagnol. J’ai donc photographié de nombreux drames. » Parmi eux, le séisme de 2011 qui a frappé Lorca, dans la région espagnole de Murcie, le marque profondément. Treize ans plus tard, en ce 29 octobre 2024, ce sont des inondations exceptionnelles qui meurtrissent Valence. Là encore, malgré les risques, il pénètre la ville. Quand on est photojournaliste, la question ne se pose pas. « Je n’aime pas la guerre, mais on ne refuse pas les batailles. » Revenir ici des mois après le plonge dans un tourbillon de souvenirs presque irréels. Il revoit l’eau en furie, les habitants impuissants face à la destruction de tout ce qu’ils possèdent. Les voitures emportées comme des fétus de paille. Les portes arrachées, les rues englouties. « Pendant quatre jours, la rue n’a pas été praticable. À pied, il fallait grimper sur les voitures échouées. » Armé de son appareil, il immortalise ce qu’il voit le soir même du fléau : de la boue, des débris, un paysage méconnaissable. Ses images sont ancrées dans les journaux. 

Le 30 octobre, Alberto Saiz était sur place pour capturer les ravages des inondations. © Alberto Saiz.

RACONTER L’APRÈS

Partout dans la ville, il est possible d’apercevoir le niveau où l’eau est montée. Parfois, cette marque s’accompagne d’empreintes de mains boueuses laissées par les habitants. © Lou-Marie Déprez / Reportierra.

Les stigmates de la Dana demeurent dans les rues de la Torre, même plusieurs mois après. Les détritus jonchent encore le sol. La ville ne parvient pas à se débarrasser de toutes ses ordures tant elles sont nombreuses. Mathieu Drouet déambule à travers la ville, son appareil en bandoulière. À 47 ans, ce photographe français, qui habite à Valence depuis 8 ans, immortalise d’autres traces. Les empreintes des mains boueuses couvrent les murs de la ville. Certaines sont grandes, d’autres sont des mains d’enfants. Plus loin, la colère s’exprime contre le gouvernement, en lettres de boue là aussi : « Gouvern assassi », « Sánchez Muérete ». L’amertume est palpable. Trop peu, trop tard. L’alerte n’a pas suffi. L’aide a manqué. C’est cette histoire-là qu’illustre Mathieu Drouet.

Les habitants ont marqué les rues de la ville de leur colère à l’encontre du gouvernement. En cause : une mauvaise gestion de la crise. © Lou-Marie Déprez / Reportierra.

L’après et la reconstruction, il les juge aussi important que l’instant du chaos. L’objectif est de raconter les événements, sans choquer, sans tomber dans le sensationnalisme facile à obtenir dans le feu de l’action. Mathieu Drouet scrute chaque rue, cherchant des perspectives qui captent l’œil et racontent la Dana. « Je ne photographie pas d’animaux morts, d’enfants morts, de flaques de sang et de trucs horribles. Ça, il y a d’autres photographes qui le font. C’est un autre métier. » Sa vision est ailleurs. Capturer l’histoire de cette ville meurtrie autrement. Chaque détail révèle la mémoire du désastre. « Je préfère m’appliquer sur le cadrage, la composition, l’harmonie des couleurs, la position des gens. » Les portes des maisons qu’il photographie sont autant de vies chamboulées. Dans ce qui a probablement été un parking, des épaves sont éparpillées. Depuis sa dernière venue, certaines ont été récupérées. « La dernière fois, il y avait bien cinq mètres de voitures empilées les unes sur les autres. » Une voiture recouverte de boue capte son attention. Une feuille pousse sur le capot, un siège-auto se trouve sur la banquette arrière. Il l’immortalise. 

La ville suivante, Sedavi, apporte également son lot de symboles dramatiques du passage de la Dana. Un terrain de jeu idéal pour Mathieu Drouet. Sur les clichés, le logo bleu et jaune du magasin Ikea rayonne. Mais derrière cette normalité de façade, la réalité est tout autre. L’établissement a été victime de nombreuses fake news. Le photographe se souvient : « Il y avait des rumeurs d’employés empêchés de rentrer chez eux le jour des inondations et de cadavres dans les sous-sols. » Dans la mémoire de son appareil photo, ce sont des images qui oscillent entre retour à la normale et spectre du drame, capturant une ville encore marquée par la catastrophe. Les images révèlent la reconstruction, mais lèvent aussi le voile sur ce que tous tentent d’enterrer.

RENCONTRER CEUX QUI RECONSTRUISENT

Retour à la Torre, au détour de la rue d’Algar de Palancia, une imposante machine aspire inlassablement l’eau qui stagne encore dans les sous-sols d’un immeuble. Une autre scène qui raconte l’après et capte l’attention de Mathieu Drouet. Le chantier se poursuit sous le regard attentif de Léandro Agraz, le président de la copropriété. À 80 ans, ce Valencien n’a rien oublié de cette nuit de chaos. « J’étais là quand les inondations ont commencé. L’eau est montée, montée… jusqu’au plafond. Trois mètres dans le parking souterrain. Aucune voiture n’a survécu. Il y avait 50 véhicules garés ici, tous engloutis. » Depuis l’aube, les moteurs tournent.

Des ouvriers, armés de raclettes, s’acharnent à évacuer les derniers résidus d’eau. Une image à la fois tragique et fascinante. « Il faut que l’image parle d’elle-même, qu’elle dise ce qui s’est passé », explique Mathieu Drouet en positionnant son appareil. Un peu plus loin, sur l’avenue Real de Madrid, il s’arrête devant un restaurant. En novembre dernier, il avait déjà capturé l’instant : le lieu et son gérant, Miguel Angel Martinez Herraiz. Ce dernier se souvient encore du choc. Pris au piège chez lui lors de la Dana, il avait dû se réfugier à l’étage et attendre que l’eau se retire avant de pouvoir sortir. Après quatre mois d’inactivité, son restaurant s’apprête enfin à rouvrir à la fin du mois. Raconter une histoire complexe en une seule image, c’est tout un art. « C’est mon défi depuis vingt ans : une photographie qui exige du temps pour être lue, analysée. Une image, on la regarde, mais on doit aussi la lire. Sa construction raconte quelque chose », commente Mathieu Drouet.

FAIRE FACE À L’HORREUR

Trois mois plus tard, Alberto Saiz revient sur les lieux qu’il a photographiés en octobre. La rue autrefois ravagée est maintenant praticable. © Lou-Marie Déprez / Reportierra.

Illustrer la Dana, c’est aussi raconter l’horreur. À la Torre, huit personnes ont péri dans leur garage. Cela n’effraie pas Alberto Saiz. Ses premiers clichés de cadavres, c’était déjà pour la presse. « Le premier mort, c’est comme le premier amour : on ne l’oublie jamais. Puis, avec le temps, la répétition endurcit… même si je reste sensible. » Alors qu’il déambule là où tout a basculé, il raconte le plus dur dans son métier de photojournaliste : « Rencontrer les familles qui survivent à quelqu’un. Leurs cris, tu les emportes à la maison. » Ce qui le pousse à continuer, c’est l’intensité du moment, le fait de vivre l’événement. « Je photographie ce qui est, ce qui se passe sous mes yeux. Mon but, c’est de rencontrer l’histoire. L’art, lui, cherche à recréer une réalité, à façonner une vision, un décor. En photographie de presse, on cherche des sensations pour raconter l’instant. »

L’un de ses clichés les plus marquants a été pris rue d’Alvarez de Sotomayor. Aujourd’hui, elle n’a plus rien à voir avec la rue dévastée qu’elle était en octobre. « Ce jour-là, traverser la rue était impossible. C’était de la folie pure. La folie de la nature. Ce jour-là, peu importait où l’on posait l’objectif : partout, tout était saisissant. J’ai pris la photo du balcon, celui-là, pour avoir une meilleure perspective », raconte-t-il en pointant du doigt un garde-corps. Aujourd’hui, il revient rarement sur ces lieux dévastés. Il reste lucide sur son métier, presque désabusé. « Dans notre milieu, on dit qu’une nouvelle cesse d’être une nouvelle quand il n’y a plus de morts. Ici, il y en a eu trop, des victimes. L’alerte est arrivée trop tard. » C’est l’heure de rentrer à la maison, et sur le chemin du retour un dernier objet couché dans l’herbe, à proximité d’autres détritus, résume tout : figée dans la boue et dans l’instant du drame, une horloge s’est arrêtée au moment où la Dana a frappé.