« En Espagne, il n’y a pas de culture de l’introspection »

Les inondations du 29 octobre à Valence ont fait naître de lourds traumatismes chez les sinistrés. Dans un pays où les habitants n’ont pas l’habitude de s’occuper de leur santé mentale, l’urgence d’une prise en charge est vitale – afin d’éviter que les troubles ne se transforment en maladie chronique.

Une vague de boue engloutit Mercedes Carcelén Folgado. Elle cherche désespérément à refaire surface, guette la moindre clôture à laquelle s’accrocher, mais rien n’y fait. Le courant est trop fort et son corps paralysé de peur. Au loin, elle entend ses enfants, Jordi, Anna et Victoria, appeler à l’aide, impuissants. Puis, plus rien. Mercedes ouvre les yeux, elle est dans son lit, en sueur. Cela fait maintenant trois mois que ces cauchemars se sont installés dans ses pensées. Depuis les inondations sans précédent du 29 octobre dernier, sa vie et celle de milliers d’habitants des villes au sud de la périphérie de Valence a été bouleversée. Elle doit désormais apprendre à la reconstruire.

À Aldaia, ville de 34 000 habitants, le décor est semblable à des ruines. Lunettes de soleil sur la tête et baskets boueuses aux pieds, Mercedes arpente ces rues sinistrées. Dans cette commune où vit toute sa famille, cette femme de 47 ans connaît tout le monde. À chaque coin de rue, elle s’arrête pour montrer un bâtiment détruit : « Ici, c’était le commerce de mon frère et là l’atelier de mon neveu. » Après les inondations, elle a passé plusieurs semaines à nettoyer ces locaux. C’est de là que viennent les images qui hantent ses nuits.

La montée des eaux laisse une marque indélébile sur les murs de la maison familiale de Mercedes. © Lilou Hiver / Reportierra.

Mais ce qui a été le plus dur pour elle, c’est de perdre la maison de sa mère. « Des souvenirs sur cinq générations se sont envolés en une seule nuit », confesse-t-elle abattue. Dans cette petite maison de 1950, les portes et les meubles viennent d’être changés. Pourtant, des traces des inondations sont encore visibles. Preuve de la montée des eaux, une ligne marron est incrustée sur les murs blancs et le carrelage est fissuré. « Comment avancer quand tout nous rappelle la catastrophe ? », souffle-t-elle.

« Plus on attend, plus il est difficile de guérir »

Avec sa famille, elle tente malgré tout de retrouver son quotidien. Sa maison n’a pas été touchée, elle a repris son travail à la banque et ses enfants, âgés de six à onze ans, sont désormais retournés à l’école. Mais, son esprit ne veut pas oublier. Pour éviter les cauchemars, Mercedes ne dort presque plus. Elle somnole « au maximum » quatre heures par nuit. Et lorsqu’elle veut dormir, l’anxiété lui provoque des insomnies. Dans la journée, elle ne s’autorise pas non plus à penser. Elle est toujours en activité. Quand il ne faut pas s’occuper des enfants ou aller travailler, Mercedes aide son mari à la fabrication d’éventails. « Je suis traumatisée », reconnaît-elle, la gorge serrée.

Selon Laëtitia Pellicer-Bossis, psychologue clinicienne à Valence, « les symptômes de Mercedes correspondent à un trouble du stress post-traumatique. » Ce trouble se développe fréquemment après un événement traumatisant comme peut l’être une inondation. Mais pour Mercedes, il n’est pas question de se faire aider par un professionnel de santé. « Je n’ai pas le temps et puis, il n’y a qu’en continuant notre vie qu’on guérit », assure-t-elle. D’après la psychologue, cette réaction est courante. C’est pour cela qu’elle se déplace dans les zones sinistrées et invite les personnes affectées à consulter.

Laëtitia Pellicer-Bossis est une psychologue clinicienne franco-espagnole et enseignante en psychologie à l’Université de Valence. © Lilou Hiver / Reportierra.

« En Espagne, il n’y a pas de culture de l’introspection de soi. Les patients attendent d’être gravement atteints avant de demander de l’aide. Sauf que, plus on attend, plus il est difficile de guérir », assure Laëtitia Pellicer-Bossis. Selon elle, si le stress post-traumatique n’est pas pris en charge dans les 72 heures après le choc, il peut se transformer en maladie chronique et durer 10 ans. « Cela peut entraîner des dépressions, de l’isolement et aller jusqu’au suicide », alerte-t-elle.

Des psychologues surmobilisés

Face à la situation exceptionnelle, les psychologues observent tout de même une hausse significative des demandes de prise en charge. Pour y répondre, la région de Valence a augmenté son budget consacré à la santé mentale de 500 000 euros. La Conselleria de Sanitat, le département de santé publique de Valence, a également mis en place pour les 1,6 million d’habitants de la métropole trois unités d’urgence traumatique totalement gratuites. Dans ces espaces, une dizaine de psychologues sont formés aux situations d’urgence et aux crises humanitaires.

À celle de l’hôpital général de Valence, les psychologues s’occupent chaque semaine de 200 patients affectés par les inondations. Du lundi au mercredi, l’hôpital double ses horaires pour les accompagner. « Nous faisons tout notre possible pour que personne ne reste sans rendez-vous », détaille Mariano Navarro Serer, directeur des urgences psychologiques. « Depuis la nouvelle année, la demande est encore plus forte, car l’état de choc est passé – les patients conscientisent l’ampleur des dégâts. »

Tous les jours, des dizaines de patients attendent leur rendez-vous à l’unité d’urgence traumatique. © Lilou Hiver / Reportierra.

Dans des salles vides où seules des chaises bleues sont disposées en cercle, une dizaine de sinistrés se réunissent chaque semaine pendant deux mois pour partager leurs traumatismes et guérir ensemble. « Ce qui est difficile avec un événement comme une inondation, c’est qu’il faut soigner plusieurs deuils qui se sont produits en un rien de temps », développe le directeur de l’unité. Pour cela, différentes méthodes sont utilisées : « exposition aux endroits traumatiques, relaxation ou encore thérapie cognitive. »

Apprendre à ne plus avoir peur de la pluie

À 48 ans, Ismaël, habitant d’Alfafar n’avait jamais rencontré de psychologue. Mais les inondations l’ont profondément marqué. « Pour me protéger d’une vague, je suis resté accroché à une barrière pendant 30 minutes. Des objets emportés par le courant n’arrêtaient pas de me cogner », se remémore-t-il en pleurant, encore traumatisé par son expérience. Ismaël, sa femme et ses deux enfants se sont retrouvés à la rue, sans maison, voiture ni affaires. Démuni et pris de flashback, le père de famille a sombré dans l’alcool. « Je buvais 18 canettes de bière tous les soirs », avoue-t-il à voix basse. C’est à ce moment-là que sa femme a décidé de contacter Laëtitia Pellicer-Bossis.

Depuis, Ismaël a rendez-vous avec la psychologue une fois par semaine. « Je lui apprends surtout à contrôler ses émotions et à gérer l’anxiété, pour ne plus avoir peur de la pluie par exemple », développe la psychologue. En plus de ces séances, Ismaël prend sept médicaments par jour pour se relaxer, dormir et arrêter de ruminer. D’après les urgences psychologiques de Valence, « 80 % des nouveaux patients suivent un traitement pharmacologique ». Avec sa thérapeute, le père de famille a compris qu’il pouvait avancer. « Il n’est rien arrivé à ma famille et c’est le plus important. Je dois me concentrer sur eux », conclut-il. Selon sa psychologue, le chemin vers la reconstruction est long. « Au moins deux ans de thérapie », affirme-t-elle.

« On est dans l’improvisation totale »

Mais cette aide n’est pas sans faille. Selon l’Institut espagnol de statistiques, la région de Valence est l’une des moins dotées en psychologues cliniques avec six professionnels pour 100 000 habitants. Laëtitia Pellicer-Bossis a accepté une dizaine de nouveaux patients, mais ne peut pas faire plus. Quant aux unités d’urgence traumatique, elles acceptent tout le monde, mais sont localisées dans la métropole valencienne. Comme la plupart des sinistrés n’ont plus de voiture, il est difficile de s’y rendre. Pour Mercedes, les unités d’urgence sont « trop bureaucratiques ». Elles ne s’adaptent pas aux besoins des sinistrés. « Quand on veut parler, on ne veut pas prendre rendez-vous et attendre son tour », explique-t-elle.

Un numéro d’urgence a également été mis en place mais « personne ne le connaît », assure Laëtitia Pellicer-Bossis. Dans les couloirs des unités d’urgences psychologiques, les murs sont nus. Quelques affiches de prévention contre le suicide y sont placardées, mais aucune référence au numéro d’urgence ou aux inondations. À sa connaissance, les seules personnes à l’avoir utilisé n’ont reçu aucune aide. « Une patiente en fauteuil roulant a appelé ce numéro. On lui a demandé s’il y avait un cadavre à côté d’elle. Comme il n’y en avait pas et qu’il y avait d’autres urgences, elle est restée trois jours dans l’eau », raconte la psychologue valencienne.

À Paiporta, ville la plus meurtrie des inondations, des groupes de paroles ont lieu chaque mercredi. © Lilou Hiver / Reportierra.

Pour contrer ces manquements dans la prise en charge psychologique, les élus de gauche (PSOE) du conseil départemental de Valence ont proposé l’élaboration d’un plan sur la santé mentale. Ils souhaitent avant tout une meilleure coordination avec la région pour que « la reconstruction ne soit pas uniquement matérielle, mais aussi émotionnelle ». Le 5 février dernier, ce plan a été rejeté. La droite (PP) et l’extrême-droite (Vox) ont considéré que cela ne faisait pas partie du champ de compétences de la province. Laëtitia Pellicer-Bossis déplore le manque de stratégie concrète des autorités provinciales. « On est dans l’improvisation totale. »

Guérir par la solidarité

À défaut d’une réponse institutionnelle organisée, des initiatives locales se développent. À Paiporta et dans une dizaine d’autres villes, l’ONG Médecins du monde organise tous les mercredis des sessions de soutien psychologique. Pour s’y rendre, la douzaine de participants déambulent dans le marché central en reconstruction, entre les stands de nourriture fermés. Après avoir grimpé les marches encore endommagées par les inondations, les habitants se retrouvent à l’étage, dans une salle où seules des chaises pliantes en plastique sont installées.

 C’est ici qu’ils se réunissent pour se soutenir et partager leurs angoisses. « On est une solution à tous ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se rendre en unité d’urgence », développe Sonia, l’une des psychologues bénévoles. Depuis trois mois, l’atelier ne désemplit pas. Une solidarité improvisée, à l’image de ce câlin spontané d’une sinistrée à Sonia avant de lui glisser, « à la semaine prochaine ».