« Le peuple a été comme des Fallas qui renaissent de leurs cendres »

Quatre mois après les ravages de la tempête Dana à Valence, la fête des Fallas se prépare. Les sculptures satiriques, disposées dans les rues pour l’événement, sont marquées cette année par la catastrophe. Un moyen pour les artistes de soigner le traumatisme engendré par ce désastre.

Au bord de son balcon, un homme tente d’attraper la main d’une jeune fille aux cheveux violets, emportée par le courant. Il est 20 h 11, indique un smartphone coulant dans l’eau. Sur la rambarde, un morceau de tissu maladroitement attaché porte en rouge les mots « Seul le peuple aide le peuple ». Sous les pieds de l’adolescente, une montagne d’objets détruits et tachés de boue se forme : au milieu trône une caricature du Premier ministre espagnol Pedro Sánchez, avec pour titre « Démission »

Cette scène a été figée dans le temps au travers d’une sculpture en polystyrène de deux mètres de haut. À l’exposition du Ninot où elle est présentée, à la Cité des Arts et des Sciences de Valence, en Espagne, les visiteurs s’empressent de sortir leur téléphone pour la photographier. En manquant souvent le petit écriteau expliquant que la boue est authentique du désastre de la Dana. « Viens voir ! », clame une jeune fille à son petit-ami. Le jeune homme enlève ses lunettes de soleil en silence et dévoile des yeux écarquillés. Accroupi à côté de lui, un homme au sac à dos bleu explique à son fils de cinq ans ce que représente la sculpture, tandis que la grande sœur du garçon à peine plus âgée observe l’œuvre, intriguée. 

« J’ai été très ému la première fois que je l’ai vue, c’est une manière de refléter exactement ce qui s’est passé », raconte Toni de la Asunción, président de l’association Falla Montortal-Torrefiel et commanditaire de l’œuvre. Quatre mois auparavant, le 29 octobre, la région de Valence était ravagée par la tempête Dana. Des pluies torrentielles se sont abattues, plongeant sous les flots les rues, les habitations et les voitures. Au total, les inondations auront fait plus de 232 victimes. Le 15 mars, cette figurine appelée ninot sera assemblée avec d’autres pour former une falla, une sculpture pouvant atteindre jusqu’à 30 mètres de haut. Elle sera disposée au croisement des rues Montortal et Torrefiel de la ville à l’occasion des Fallas.

La saleté engendre les déchets, sculpture réalisée par Toni Fornes pour l’association Falla Montortal-Torrefiel à l’Exposición del Ninot, 8 février 2025. © Fanny Havot / Reportierra.

Cette fête, vieille de plus de deux cents ans, est l’un des symboles de la culture valencienne. Du 15 au 19 mars, les habitants se réuniront autour de concerts, de parades en costumes et de spectacles pyrotechniques pour célébrer l’arrivée du printemps. En valencien, le terme « falla » signifie « petite torche » : à la fin des festivités, les sculptures fallas sont brûlées en l’honneur de Saint Joseph, le patron des charpentiers. « À l’origine, à la mi-mars, les menuisiers allaient brûler dans les rues les restes de bois pour vider leurs ateliers. Petit à petit, ils ont commencé à fabriquer des figurines à partir de ces restes pour critiquer leur quartier », explique le président.

« Le pont de la solidarité »

Aujourd’hui, les sculptures fallas servent de critique sociale aux artistes. Politique nationale, dérèglement climatique, réseaux sociaux… Tous les sujets qui font débat sont abordés satiriquement sous forme de sculptures. Mais cette année, les œuvres représentant des personnages dans la boue jalonnent le rez-de-chaussée de l’Exposition du Ninot.

Dans la section des fallas pour enfants, une petite sculpture en rotation à 360 degrés attire l’attention des visiteurs. Aux sons de guitare diffusés par les hauts-parleurs de l’exposition se mêlent les « clics » d’appareil photo et les murmures de la dizaine de spectateurs. « C’est bien fait », chuchote une femme à son mari en tenant la main de son fils. Face à elle, six personnages traversent « le pont de la solidarité » : bonbonne d’eau et balais propres à la main, trois se dirigent vers la Horta Sud, la région la plus touchée par la Dana. Les autres, couverts de boue et la mine déconfite, rentrent à Valence. « Ce pont était la seule voie d’accès laissée par les services d’urgence », explique Mario Pérez, artiste fallero depuis vingt ans et auteur de la sculpture.

La falla pour enfants de Mario Pérez représente la passerelle Jorge Melia Lafarga, rebaptisée Pont de la Solidarité, seule voie d’accès pour les civils après les inondations, 8 février 2025. © Fanny Havot / Reportierra.

Dans son atelier situé au cœur de Valence, ce sont des traces de peinture fraîche, dont l’odeur emplit la pièce, que le sculpteur porte sur ses vêtements. Quelques mois plus tôt, ceux-ci étaient pourtant tachés de boue alors qu’il avait rejoint le mouvement de solidarité né des inondations. « J’ai traversé le pont plusieurs fois pour aider des proches à Alfafar. Nous leur avons amené des provisions et de l’eau potable, car ils ont été seuls pendant plusieurs jours. Ce pont est un symbole, le seul symbole. » À l’intérieur de son grand atelier, des dizaines de bras, jambes et têtes en polystyrène s’agglutinent au sol et sur les étagères. Les rayons du soleil qui traversent les portes vitrées font briller le métal des outils accrochés au mur du fond.

À travers les fallas, une colère contre les politiques

À un mois des Fallas, l’équipe de Mario s’active pour finir les derniers ninots : coups de peinture sur une tête bleue au nez crochu, ponçage de petites pièces. Dans la seconde pièce, à l’abri des regards, d’immenses sculptures de toutes les couleurs sont emballées dans du plastique, prêtes à être transportées pour la fête. Appuyés contre une table jonchée de pots de peinture, Mario et son ami Andreu Meseguer discutent. Ils ont tous les deux réalisé des fallas pour enfants cette année, avec un même objectif didactique. « Ce ninot représente la seule bonne chose que nous pouvons tirer de ce malheur, c’est-à-dire l’union du peuple valencien. J’ai été impressionné par le nombre de personnes qui sont allées aider sans rien attendre en retour. C’est le sentiment de devoir capturer cela qui m’a conduit à réaliser cette falla », détaille Mario.

Andreu acquiesce : la solidarité est le « point central » de sa falla aussi. Pourtant, si les petits bonhommes colorés de sa sculpture déterrent la boue avec le sourire, l’artiste fallero ne cache pas sa colère vis-à-vis de la gestion politique de la catastrophe. « J’ai été particulièrement marqué par l’arrivée de pompiers français pour nous aider. Eux-mêmes ne comprenaient pas pourquoi nous étions livrés à notre sort », raconte-il les sourcils froncés, tandis que l’un des artisans ponce l’épaule d’une figurine encore blanche derrière lui.

L’équipe de Mario Pérez, au centre, poursuit les derniers préparatifs des sculptures en vue des Fallas le 15 mars, 10 février 2025. © Fanny Havot / Reportierra.

À la suite de la Dana, les habitants ont protesté contre l’inaction du gouvernement. Le 9 novembre 2024, plus de 130 000 personnes étaient dans les rues pour demander la démission de Carlos Mazón, président de la Généralité valencienne – équivalent d’un conseil régional en France. « Pour beaucoup de gens, l’art permet de ne pas oublier. Beaucoup ont dit : « Représentez ce qui s’est passé parce que plus tard, vous oublierez que ceux qui devaient gérer ça étaient en train de se saouler et sont arrivés avec sept heures de retard pendant que 200 personnes mourraient » », témoigne sévèrement Andreu.

Tandis que Mario touille un pot de peinture violette pour l’une de ses peintres, Andreu raconte : dessiner sa falla a été comme une catharsis. « Personne n’a jamais perdu une élection à cause des Fallas, mais c’est une façon de s’exprimer, c’est un haut-parleur. Sans tomber dans les larmes, ça m’a permis d’évacuer cette colère », soutient-il. La symbolique du feu a toute son importance dans les Fallas. « Les sculptures représentent ce que nous n’aimons pas. Au final, on critique quelque chose, on le brûle et on recommence. »

La solidarité après le drame

Certaines villes, encore trop affectées par la Dana, n’auront pas la chance de faire les Fallas cette année, comme Paiporta. Au 26 de la rue Sant Francesc, Miriam García tend le doigt sur l’un des murs de son atelier, à environ deux mètres du sol : c’est à ce niveau qu’est montée l’eau le 29 octobre. Quelques marches d’escalier plus tard, elle montre le toit : c’est là qu’elle s’est réfugiée pendant les inondations. « Quand je suis descendue le lendemain et que j’ai vu tout mon travail détruit, je me suis dit : « Mon Dieu, il ne reste que cinq mois avant les Fallas ! ». Il a fallu tout recommencer à zéro, racheter du matériel, réparer, nettoyer », raconte-t-elle le regard ailleurs en tortillant ses mains. Coût total des réparations : plus de dix mille euros. 

Difficile pourtant d’imaginer le drame qui s’est produit au sein de ces murs au regard des immenses figurines peintes en rose qui se trouvent à l’entrée. Étagères et pinceaux neufs sont disposés un peu partout dans l’habitacle. Un peu plus loin, son père José continue de peindre les sculptures, et sa stagiaire lisse de petites mains. Mais à l’étage de son atelier, les morceaux de polystyrène tachés de boue que Miriam a entassés permettent toutefois de comprendre l’ampleur des pertes. Et si elle est établie à Paiporta, la sculptrice livre ses fallas à la ville de Valence, qui n’a pas annulé la fête.

Dans son atelier à Paiporta, Miriam García prépare les Fallas du mois de mars après avoir dû tout reconstruire à cause de la Dana, 12 février 2025. © Fanny Havot / Reportierra.

C’est sans compter sur l’esprit solidaire des Paiportins, qui n’ont pas hésité à aider l’artiste. « Certains m’ont prêté des perceuses et des scies. Un groupe d’étudiants a organisé une collecte de fonds pour racheter un compresseur », énumère-t-elle en souriant. Grâce à l’aide des habitants, Miriam pourra livrer à temps ses sculptures. Cet événement, l’artiste a souhaité le représenter dans une œuvre. « C’est une nuit que nous n’oublierons pas. Alors la capturer dans un ninot, même s’il est éphémère, c’est une façon de s’en souvenir »

Puisque la sculpture a déjà été livrée, Miriam ne garde en souvenir de son œuvre que son croquis. Sur la feuille, elle montre le visage d’une jeune fille qui émerge de la boue, en tenant dans ses mains le drapeau valencien en forme de cœur. Autour d’elle, des petits super-héros amènent des balais et de la nourriture. Le titre du ninot de Miriam : Renaître. « Ce que je veux qu’on retienne, c’est à quel point nous avons réussi à faire face aux difficultés. Le peuple a été comme des fallas qui renaissent de leurs cendres : même si quelque chose de mal est arrivé, nous avons réussi à nous reconstruire. »