À la suite des inondations d’octobre, des habitants de Paiporta ont découvert chez eux des réseaux souterrains oubliés. Sous le poids de l’eau et de la boue, le sol s’est affaissé, mettant à nu des bunkers construits pendant la guerre civile espagnole et ravivant une histoire longtemps passée sous silence.
L’eau montait, montait. Rosa Asier, 76 ans, montre un coin de la pièce. « J’ai grimpé sur mon lit et je ne sais pas comment mais j’ai réussi à porter mon mari, handicapé, sur mon dos. L’eau atteignait déjà mon menton ». La nuit du 29 octobre, le couple est resté cinq heures dans cette position. « Je répétais “Patricio, on s’en va ensemble. C’est notre tour, nous devons l’accepter.”» L’habitante de Paiporta, une des villes les plus touchées par les inondations, n’imaginait pas que le niveau arrêterait de monter, encore moins qu’il baisserait. Lorsque les voisins sont arrivés pour les sauver, personne n’a remarqué le trou béant qui s’était formé dans le salon. Sous le poids de l’eau et de la boue, le carrelage a cédé, dévoilant l’entrée d’un refuge. La propriétaire aux cheveux grisonnants, en est convaincue : « Sans ce tunnel nous serions morts noyés. Il a permis à l’eau de s’évacuer. »
Six mètres carrés de sol aspirés
Conçu pour résister aux feux des bombes pendant la guerre, personne n’aurait pensé qu’il sauverait des eaux. D’autant plus que le couple, qui vit là depuis 36 ans, ignorait l’existence de ce refuge. « Ma mère nous a raconté que petite, après la guerre civile, elle jouait dans des tunnels du quartier mais jamais je n’aurais imaginé en avoir un sous les pieds ».
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Désormais, difficile de ne pas le remarquer. Là où la télévision était installée, plus de 6 mètres carrés de sol ont été aspirés. Une arche en brique marque l’entrée de l’abri, d’où émane une odeur de boue et de renfermé. Raquel Asier, la fille de Rosa, saisit des masques et des bottes avant de prévenir : « Faites attention en descendant ! » Creusée à même la roche, la lumière peine à s’y engouffrer. La voie est étroite, il faut se courber pour avancer. A chaque passage, le sol et le plafond du refuge s’effritent davantage. Après trois mètres de descente, impossible d’aller plus loin : le bunker menace de s’effondrer.
Quelques jours après la découverte, des voisins plus téméraires se sont aventurés dans le tunnel. « Ils m’ont dit que plusieurs salles se succèdent, avant d’arriver sur une rivière souterraine. Le refuge peut accueillir des dizaines de personnes », raconte Raquel en mimant la largeur du passage de ses mains.
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Rosa et sa fille, déambulent dans le salon sans jamais dépasser le scotch noir qui entourent la cavité. Il délimite les endroits où il est possible de poser les pieds en sécurité. Les autorités assurent qu’il n’y a pas de risque pour les habitants, eux en doutent. « Si la maison s’écroule, ce sera la responsabilité de ceux qui ont dit qu’il n’y avait pas de danger », alerte Rosa qui vit chez son fils. Elle n’envisage pas de revenir dans son habitation avant deux ans : les travaux sont estimés à plus de 100 000 €, un prix qui dépasse largement les 8 000 € d’aides octroyées.
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« Hola », lance Maria, une voisine de la rue Sant Roc avant de rentrer chez Rosa. Depuis plus de trois mois, il n’y a plus de porte à laquelle toquer. « Ah, si ça vous intéresse, j’en ai un aussi chez moi », lâche-t-elle d’un air désemparé. Pour elle, ce n’est qu’une destruction supplémentaire à réparer.
Effacer leurs crimes
À deux pâtés de maison, au milieu de son intérieur détruit, une brèche éventre le sol. Les tomettes en terres cuites ont été démantelées. Mais cette fois, impossible d’explorer le refuge rempli de débris. À travers les gravats entassés, un profond tunnel se laisse deviner. En face, seule une grande table dressée contraste avec les destructions. Les assiettes et verres en cristal redonnent un semblant de normalité. « Il ne manque plus que le champagne », ironise la femme légèrement voûtée, qui resserre son manteau contre elle. Malgré le beau temps, l’intérieur de l’habitation est toujours gorgé d’humidité.
Maria, qui n’a pas déménagé depuis la catastrophe, ignorait, elle aussi, la présence d’un bunker sous les fondations. Son habitation a pourtant été transmise de générations en générations, bien avant que la guerre civile n’éclate. « Mais je n’en ai jamais entendu parler. »
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Maria est l’une des habitantes qui a trouvé un bunker chez elle. © Lauren Bacquié / Reportierra.
Cela ne surprend pas Jorge Ramos Tolosa, professeur d’Histoire contemporaine à l’université de Valence. Dans son bureau, le quadragénaire a son idée : « La violente répression exercée contre ceux qui avait résisté dissuadait les familles d’évoquer les tunnels qu’ils avaient creusés. » Pendant la guerre civile espagnole, alors que Madrid est sous le contrôle du dictateur nationaliste Franco, la ville de Valence devient la capitale de la République espagnole. La région, dernière zone républicaine à résister, subit de violents bombardements de l’aviation franquiste et italienne. En 1939, Franco, soutenu par Hitler et Mussolini, s’empare de la ville, scellant la défaite républicaine.
De temps à autres, Jorge Ramos Tolosa tourne son écran d’ordinateur pour illustrer ce qu’il raconte. « Les refuges mettaient aussi en évidence les bombardements exercés par le régime dictatorial sur leur propre population. Ils se sont donc empressés de les détruire pour effacer leurs crimes », poursuit l’enseignant. Il ne s’étonne pas non plus qu’on en découvre à la faveur des inondations. « Il y en avait partout, pas seulement dans les maisons mais aussi dans les rues. Il fallait pouvoir se mettre à l’abri rapidement. »
Surprise, curiosité et respect
A Paiporta, rue Lluis Vives, non loin des maisons de Rosa et Maria, des bénévoles déblayant les débris sont tombés sur l’un de ces refuges. Avant de pouvoir y pénétrer, il fallait retirer les voitures entassées qui bouchaient l’entrée. David Guerrero, l’un de ces volontaires, s’introduit dans le bunker. Le sol, les murs, le plafond sont encore couverts de boue fraîche. Trois mois après les flots qui ont envahi la ville, le refuge n’a pas eu le temps de recracher l’humidité accumulée. En prenant appui contre une des parois, pour ne pas glisser, le quadragénaire laisse une profonde empreinte de ses doigts.
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David a créé un compte Tiktok dédié à ses explorations dans les différents refuges dans la région. © Lauren Bacquié / Reportierra.
Sous-terre, les bruits des scies et des marteaux piqueurs, qui résonnent dans la ville, s’étouffent peu à peu. La pente est abrupte. À chaque virage, le tunnel devient de plus en plus étroit. David s’accroupit pour pouvoir passer. Inutile d’essayer de ne pas se tacher, le refuge donne l’impression de traverser un bloc d’argile fraîchement extrait. Le chemin descend, longtemps, sans discontinuer. Et le bout ne semble jamais arriver. Jusqu’à une échelle qui descend un étage encore plus bas. David fait non de la tête : « On n’y va pas, c’est trop dangereux. » Dans ce long boyau, nombre de personnes pouvaient se réfugier.
« En descendant la première fois, j’avais un mélange de sentiments : de la surprise, de la curiosité et du respect pour ceux qui ont vécu cette partie de l’Histoire. » Depuis cette découverte, David explore les différents refuges de Paiporta. Pour satisfaire sa curiosité. Aussi pour « découvrir une autre facette de la ville » dans laquelle il a grandi. L’homme sort son téléphone et se filme pour apporter de nouveaux contenus à son compte Tik Tok : « C’est un moyen de plonger dans le passé. » Il n’est pas le seul à s’être pris d’intérêt pour ces tunnels. Ses vidéos sont visionnées par des milliers de personnes. Pour David, ce que les inondations ont révélé doit être mis en avant. « Ce serait bien d’en faire un lieu de mémoire. » Du côté de la mairie, l’Histoire attendra. La priorité est donnée à la reconstruction qui peine à avancer. « Reboucher les bunkers avec du gravier et du ciment », est pour l’instant le seul conseil donné aux habitants par les autorités.