Des centaines de milliers d’archives municipales et de livres anciens, certains vieux de plus de 300 ans, ont été détruits par le courant lors des inondations du mois d’octobre. Archivistes et bibliothécaires se mettent en ordre de bataille pour sauver les documents survivants. Armés de boîtes d’œufs ou de simples brosses à dents.
Des livres et des documents à perte de vue disposés à même le sol sur de grandes bâches, sont aérés en permanence par des ventilateurs. Sur 6 000 mètres carrés, le hall du forum ouest de la Feria Valencia, plus grand parc des expositions de Valence, s’est mué en un vaste laboratoire de séchage et de nettoyage des archives et livres historiques des communes alentour, touchées par les inondations dévastatrices des 29 et 30 octobre 2024.
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Gemma Contreras, en combinaison, ôte son masque et ses gants. La directrice de l’Institut valencien de conservation, restauration et préservation du patrimoine dirige cette mission depuis le 12 novembre : « Pour l’instant, on essaie de sauver les archives, la restauration viendra dans un second temps, et pas pour tous les documents ». Elle a organisé par communes les ouvrages réceptionnés et a déjà séparé les livres précieux qui passeront par la reliure, de ceux qui seront directement renvoyés : « À Sedavi par exemple, les archives numériques ont disparu, il faut donc restaurer celles de l’église », précise Gemma Contreras.
Au lendemain de la catastrophe, l’Institut s’est rendu dans les villes les plus affectées, afin de répertorier les biens sur lesquels intervenir.
Des techniques de séchage inédites
Durant plusieurs mois, le balai incessant de camions a charrié des caisses entières d’archives municipales, judiciaires ou paroissiales. Trois mille documents et 1 750 livres de 69 villes sont en cours de traitement. Archéologues, bibliothécaires, archivistes et restaurateurs ont été mobilisés au pied levé et répartis en équipes pour participer à cette tâche durant plusieurs mois.
Les techniques de séchage sont inédites, à l’image de l’ampleur des dégâts et des quantités de boue qui maculent les couvertures. Impossible de laisser les livres ouverts debout sur la tranche sans les déformer. Et les emballer dans du plastique en intercalant du papier buvard entre les pages aurait nécessité un changement toutes les heures. « Nous avons opté pour les cartons de boîtes d’œufs », sourit la directrice. La matière de ces boîtes absorbe l’humidité et laisse passer l’air. « On en a commandé des centaines auprès d’un fabricant. Quand il a su pourquoi on les utilisait, il nous les a données », se souvient-elle.
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Les livres et dossiers secs sont ensuite écrasés par des parpaings pour éviter le gondolement. Les feuilles sont alors décollées une à une. Rosa Roman planche sur les archives d’Aldaia. À l’aide d’une tige de bambou, la restauratrice passe entre deux pages pour les séparer. Elle en déchire parfois des fragments : « Le papier et l’encre résistent moins à partir des années 2000 », explique-t-elle. Assignée à cette tâche depuis quatre mois, Rosa Roman a laissé en suspens la tapisserie de Saint-Sébastien qu’elle restaure pour prêter main forte.
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Mais les pénibles conditions de travail ont eu raison du mental des troupes. Depuis février, une seule équipe de quatre personnes vient travailler quotidiennement. « Le personnel était très fatigué », rapporte Gemma Contreras. « Les professionnels étaient en permanence en contact avec les champignons, l’air était lourd et humide. » Pour manipuler les ouvrages, une protection est indispensable : une combinaison intégrale, un masque FFP2, une charlotte et des gants.
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© Constance Strebelle / Reportierra.
L’Institut collabore d’ailleurs avec la Faculté des sciences biologiques de l’Université de Valence pour déterminer les espèces qui ont proliféré sur les livres en raison des micro-organismes présents dans les boues. Rosa Roman ne cache pas sa colère : « Tout cela aurait pu être évité si les archives n’étaient pas stockées au sous-sol. Les communes n’ont pas la place pour les mettre ailleurs, mais c’est risqué ».
Fidèle au poste de 6 h 30 à 16 heures toute la semaine, la directrice ne prenait, quant à elle, aucune pause les premiers mois : « Je sais qu’il faut que je vienne. Je resterai ici jusqu’à ce que le dernier livre soit restauré ». Soit durant encore au moins un an. Et le chemin est long puisque les archives ne retrouveront leurs communes que lorsqu’elles auront la capacité de les recevoir.
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« J’ai l’impression de repartir à zéro »
À Aldaia, à l’est de Valence, ville dont l’Institut valencien a récupéré la plus importante documentation, Pilar Sánchez, directrice de la bibliothèque et des archives, se désole : « Cela fait 38 ans que je travaille ici. Quand je suis arrivée, la bibliothèque était petite, il y avait peu de livres. Je l’ai développée, beaucoup de gens s’y rendaient. J’ai l’impression de repartir à zéro ». Jouxtant le pont traversé par le Barranco del Poyo, un ravin sec, alimenté à la saison des pluies, les portes et fenêtres des locaux n’ont pas résisté au débordement du courant. L’eau est montée jusqu’à deux mètres, recouvrant quatre à cinq étagères des rayonnages de la bibliothèque.
Les dégâts matériels sont considérables : des murs de briques bouchent les trous béants laissés par les vitres brisées, 90 % de la collection de livres anciens et modernes est perdue, soit 50 000, beaucoup de meubles détruits. Les deux locaux dédiés au rangement des archives situés quelques rues plus loin, sont inutilisables en l’état. Des traces brunes noircissent les murs du premier ; dans le second, la moisissure a pris ses quartiers, du sol au plafond. Après quelques minutes passées à l’intérieur, les fenêtres pourtant ouvertes, l’odeur rance des parois suintantes devient irrespirable.
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La bibliothécaire a évalué que la moitié de ses archives et livres anciens pouvaient être confiés à l’Institut valencien. Elle ne sait pas quand elle pourra récupérer tous ces précieux documents, dont des ouvrages des XVIIIème et XIXème siècles. Seuls cinq lui sont revenus. Pendant ce temps, les dons de livres modernes affluent de partout : « Nous sommes obligés d’en refuser tous les jours », reconnaît Pilar Sánchez. « Certains sont trop vieux, nous en avons d’autres en plusieurs exemplaires. »
La priorité est surtout de rouvrir l’établissement. Alors dans la salle des activités de la bibliothèque, les ouvriers s’affairent à enduire les murs, refaire l’électricité. Les travaux, débutés il y a trois semaines, dureront encore deux à trois mois et sont estimés entre 500 000 et 700 000 euros. Sans compter le projet de nouvelle bibliothèque, censée accueillir les archives à l’étage, en chantier depuis 2016, et qui voit son achèvement encore retardé par les inondations.
En attendant, les boîtes et livres qui ont pu être sauvés s’entassent dans un entrepôt sur des étagères ou à même le sol. Le sort des dossiers trop endommagés reste incertain.
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« Les archives sont très importantes quand il faut un certificat de baptême pour le mariage, toucher un héritage, consulter les plans de sa maison, ou connaître l’histoire de la commune. Mais les gens ne se préoccupent des archives et des livres que quand ils en ont besoin », déplore Pilar Sánchez. Aucune aide ne lui a été accordée par le gouvernement régional pour le moment : « Ils parlent beaucoup mais ne font pas grand-chose », ironise la bibliothécaire.
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« On fait avec les moyens du bord »
À Algemesí, au sud de Valence aussi, l’attente est longue pour commencer les travaux de réhabilitation et moderniser la bibliothèque municipale. Ici, le niveau de l’eau a atteint un mètre sans altérer les archives administratives et historiques, demeurées à l’étage dans des rayonnages amovibles. En revanche, des livres anciens et d’importants documents restés au rez-de-chaussée ont été détrempés.
Alors pour les arracher à leur état de détérioration, le personnel s’active. « On fait avec les moyens du bord », sourit Rosa Castell, bibliothécaire. Dans l’ancienne annexe, elle étale des documents contre les murs et sur le sol, utilise des feuilles d’essuie-tout pour éponger l’humidité entre les pages, et un déshumidificateur, pour aplatir ensuite les documents sous des planches de bois. Rosa confie y « passer sept heures par jour sans se lasser ».
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La commune est la première à avoir récupéré ses archives de l’Institut valencien. Le 31 janvier dernier, les trois documents ont retrouvé le chemin de l’établissement où ils étaient conservés pour une exposition temporaire sur la Fête des morts.
Ferran Molina, archiviste depuis deux ans à la bibliothèque, s’affaire à enlever la boue séchée sur les recueils avec une petite brosse à dents : « Ils nous sont revenus comme ça, on pensait qu’ils seraient nettoyés », reconnaît-il surpris. Il frotte délicatement, page après page, pour chasser le surplus de terre. L’outil est rudimentaire, mais les feuilles sont fragiles et il s’agit de ne pas davantage effacer les fines écritures à la plume. Malgré la précision du geste, le papier restera tâché et jauni : « Il faudra faire appel à d’autres professionnels pour refaire la couverture, retrouver l’écriture », liste Ferran Molina.
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Le gouvernement régional a approuvé un budget de 120 millions d’euros pour Algemesí, le quatrième plus important alloué à une ville. « On espère rouvrir en avril. On a planifié la reconfiguration de l’espace, mais sans argent, on ne peut rien faire », explique Marifina Galbis Mont, la directrice.
Pour le moment, le gouvernement entend prioriser la remise en marche des écoles, des services sociaux et des canalisations. Restaurateurs et archivistes ne peuvent donc compter que sur eux-mêmes s’ils souhaitent préserver une partie de la mémoire de la région valencienne.