1957, 1982… Des inondations, ils en ont connu mais jamais comme ça

Ils avaient 10 ou 20 ans au moment de celle que l’on appelait la « grande inondation » , celle de 1957. Ils ont vu des choses qui les ont marqués… mais rien en comparaison de ce qui s’est passé fin octobre.

« Les bétonnières de 200 kilogrammes, qui se trouvaient à l’aéroport de Manises, à plus de 25 km de Valence, se sont retrouvées en plein centre ville ! » s’exclame Acapito Moreno Lucas, 93 ans, l’index en l’air et les sourcils froncés. Il ne parle pas des inondations d’octobre 2024, mais de la Gran Riada de Valencia (la grande inondation de Valence) survenue en 1957. A l’époque, il travaille en tant que maçon sur le chantier de l’aéroport de Manises, à l’ouest de Valence. Depuis son appartement à Paiporta, dans la banlieue sud de Valence, il décrit un « un événement terrible. »

Son épouse, Rogelia Martinez, 88 ans, acquiesce. Elle travaillait à Valderrey, dans la province de Léon. « Dès que j’ai appris la nouvelle, je suis venue aider ma mère à Valence », se remémore-t-elle. À 20 ans, elle s’est occupée de ses 15 frères et sœurs, dont l’école avait été entièrement inondée. 

Rogelia Martinez et Acapito Moreno Lucas dans leur appartement à Paiporta. © Elisa Barthès / Reportierra.

Le 14 octobre 1957, entre 2 et 4h du matin, de fortes pluies causent une première inondation. Le lendemain, le fleuve de la Turia déborde, une deuxième vague envahit Valence. Depuis, il y a eu 1982, 1987, 2007, 2019 et très récemment 2024. Le géologue Valencien Enrique Ortega Girones a recensé 27 inondations dans la région valencienne, entre 1321 et aujourd’hui, soit près de quatre inondations par siècle. Rares sont les anciens de Valence qui n’en n’ont connu aucune.

La Gran Riada de Valence, un point de bascule

José Antonio Arteaga, 77 ans, avait 10 ans lors de la grande inondation de 1957. Il vivait à Torrent, une commune dans la province valencienne. « Il pleuvait beaucoup, les flaques d’eau étaient énormes et la grande avenue de Torrent était remplie d’eau », décrit le vieil homme. Ses parents le mettent à l’abri dans une maison avec ses amis, « nous étions là, à jouer comme si tout était normal. On voyait les gens inquiets, mais à 10 ans, on ne sait pas ce qui se passe », décrit-il. L’eau, qui était montée jusqu’à ses genoux, est ensuite redescendue. Dans son souvenir, rien de traumatisant. Pourtant ces inondations avaient fait 81 morts.

C’est pour éviter que cela se reproduise que Franco, alors au pouvoir en Espagne, décide de dévier le fleuve de la Turia. Il fait aménager un nouveau lit qui contourne la ville par le sud, et passe près des villages comme Paiporta. Pour José Antonio Arteaga, « ce canal a sauvé Valence de l’inondation d’octobre 2024, mais a condamné nos villages ». Dans la nuit du 29 au 30 octobre 2024, la crue ravage la banlieue sud de Valence, et cause la mort de 224 personnes.

« Une scène de guerre sans bombes »

« Ici il y avait la salle de bain, regardez, on la reconnaît à peine » se désole José Antonio Arteaga, en pointant du doigt ce qu’il reste de sa douche. Des trous béants dans les murs, des fissures grimpant jusqu’au plafond, des câbles électriques qui pendent, une odeur de poussière qui prend à la gorge : le premier étage de sa maison est en ruines. « C’est une scène de guerre sans bombe » désespère cet habitant de Paiporta, la commune la plus touchée par les inondations. 

Il est assis sur une chaise en plastique dans la pièce qui était il y a à peine trois mois son salon. Un petit avion en plastique tourne, accroché par un fil de pêche à une lampe qui ne fonctionne plus. Il l’a installé pour son petit-fils de 1 an, « lorsqu’il vient ici, ça l’amuse beaucoup de le regarder » décrit tendrement le grand-père.

L’avion du petit fils de José Antonio Artéaga, dans sa maison détruite de Paiporta. © Elisa Barthès / Reportierra.

« C’était fréquent de voir le courant déborder, nous sommes habitués ici, mais jamais nous n’aurions pensé que le torrent irait dans le village », s’étonne encore José Antonio Arteaga. Jadis, un vieil homme de Paiporta l’avait mis en garde. « Un jour où l’autre, l’eau passera par le village, juste ici, et on en aura jusqu’au cou. Moi je ne le verrais pas, toi oui », raconte-il, avec un ton semblable à celui d’un conteur d’histoires pour enfants. « Je ne le croyais pas, mais malheureusement ce monsieur avait raison » ajoute-t-il tristement.

La nuit du 29 octobre 2024, José Antonio Arteaga est assis dans son salon. L’eau commence à monter, il part en voiture chercher sa fille et son petit-fils, alors en balade dans les rues de Paiporta. Il les retrouve rapidement, dans ce village qu’il connaît par cœur. La famille se réfugie au deuxième étage de la maison. Une heure plus tard, José Antonio Arteaga descend pour chercher quelques objets importants, comme sa guitare. La porte d’entrée cède sous la pression de l’eau, le plaquant contre le mur. Par chance il s’en sort, et remonte retrouver sa famille. « C’était comme un tsunami, l’eau est montée à 1m60 » raconte-t-il. À 11h du soir, il entend des cris. « Au secours, au secours », des voix d’hommes, des voix de femmes, et d’un coup le silence. Tous sont morts, noyés. 

Pas la première, mais pas la dernière

Alejandro a lui échappé à la mort d’un fil. Ou plutôt d’un barreau de fenêtre. Si ce dernier n’avait pas cédé, lui permettant de passer de l’autre côté, et d’aller se réfugier chez ses voisins à l’étage, il ne serait plus là pour en parler. 

Alejandro dans sa maison détruite à Paiporta. © Elisa Barthès / Reportierra.

Pour lui non plus, ce n’était pas une première. L’homme de 71 ans, au regard espiègle, était aux premières loges de l’inondation de la Ribera del Jucar en 1982. À 19 ans, il travaillait dans la centrale nucléaire de Cofrentes (province de Valence.) Ce jour-là, des pluies abondantes provoquent l’écroulement du barrage de Tous sur le Río Jucar. Plusieurs villages sont touchés, 38 personnes périssent. « C’était une catastrophe, les secours ne pouvaient plus circuler à cause des ponts détruits » se rappelle Alejandro. Dans le parking près de la centrale, les 3 000 voitures garées là avaient « toutes disparu » selon lui. 

Le vieil homme pensait que le pire était arrivé, mais la Dana de 2024, « c’est du jamais vu, jamais je n’aurais pensé vivre cela. » « J’ai tout perdu, se lamente Alejandro, des années de souvenirs balayés en 1h ». Dans son salon, seuls les cadres en hauteur sont indemnes.

Il ne cache pas son inquiétude pour l’avenir. « Je suis dans une zone inondable, et tant qu’ils ne font pas de travaux pour détourner la rivière, cela va continuer » explique-t-il. « Ça fait des années que je suis ici, j’ai vu la pluie et même la neige. Maintenant en été, il ne pleut pas du tout. Et quand octobre arrive, on sait que la terre sèche n’absorbe pas l’eau, et que la catastrophe arrive. » Il décrit un phénomène « perceptible depuis des années », que les grandes villes et les pouvoirs « ne veulent pas voir. Ça arrivera à Malaga, à Barcelone, à Almería, et dans tout le bassin méditerranéen, » s’inquiète-t-il, plus personne n’est à l’abri maintenant. » 

Avec Frédéric Rico pour la traduction.